Fin 2010, la Cour des comptes estimait le nombre de caméras de voie publique (collectivités et lieux ouverts au public : commerces, lieux culturels…) à près de 10 000. Onze ans plus tard, on en compte presque dix fois plus : 93 275, selon les chiffres transmis au Télégramme par le ministère de l’Intérieur. Plus de 6 000 communes seraient équipées d’un dispositif de vidéoprotection, contre 436 en 2006. Jusqu’ici récalcitrante, Brest, dernière métropole de France à ne pas être dotée d’un tel équipement, va installer 15 premières caméras en 2022.? (*?)
2 Un effet dissuasif non démontréLa vidéoprotection est-elle dissuasive ? Les auteurs des rares études menées en France, souvent universitaires, semblent catégoriques : non. « Cet effet demeure parfaitement illusoire lorsque le dispositif est installé sur des espaces publics ouverts », conclut, dans une thèse de 451 pages soutenue en 2017, le chercheur Guillaume Gormand, à l’issue d’une étude menée, de 2012 à 2015, à Montpellier (156 caméras à l’époque). C’est aussi ce que reconnaissent certains hauts cadres de la sécurité rencontrés lors de notre enquête. D’autres affirment l’inverse : « Le délinquant va là où le bénéfice risque/avantage est le plus bas. Il ira donc là où il n’y a pas de caméras », martèle l’un d’eux.
Objections apportées : les délinquants intègrent ce risque, en se dissimulant ; ou ne s’en préoccupent pas (sentiment d’impunité pour les mineurs) ; et les faits relevant de l’impulsivité et/ou liés à l’alcoolisation (violences) échappent à toute dissuasion, comme le souligne le chercheur et enseignant Éric Heilmann.
3 La vidéo aide, mais résout peu d’enquêtesOui, certains cas, souvent marquants, sont résolus grâce à la vidéoprotection. Mais ceux-ci ne représentent qu’une infime partie des faits signalés : 1 % à 3 % d’entre eux, selon les quelques études françaises (Mucchielli, Gormand, Heilmann…). Dans 97 % à 99 % des cas, les caméras n’apportent donc pas, ou pas suffisamment, d’aide (les causes : à lire sur notre site web). Une étude très récente, pas encore rendue publique, portant sur 2 000 enquêtes judiciaires de voie publique menées entre 2017 et 2021, dans quatre communes sous vidéoprotection dans une métropole, conforte ces données : 22 dossiers résolus, soit un taux d’élucidation de… 1,1 %.
« La vidéoprotection n’est pas la panacée, mais elle peut nous aider, insistent plusieurs officiers de gendarmerie. Elle va nous ouvrir des pistes, en apportant de nombreux indices : heure du larcin, direction de fuite, nombre de personnes impliquées, modus operandi, points de contact (empreintes digitales, ADN)… Ceux-ci nous amèneront peut-être à des identifications téléphoniques, à d’autres vidéos, et, par exemple, à une voiture. Un cambrioleur, il faut bien qu’il arrive dans une commune ou un quartier, et qu’il en reparte ! »
4 La parade : des caméras « intelligentes » ?« La vidéoprotection, au moment où ces études ont été menées, dans les années 2008-2014, n’a plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui, contestent plusieurs responsables de sécurité publique. La qualité a énormément progressé. On bénéficie aujourd’hui aussi d’une assistance à la détection en direct, et d’une aide à la recherche des images a posteriori?. On peut désormais trouver les bonnes images sur une période de plusieurs heures, en quelques minutes seulement. »
Pourquoi, malgré l’explosion du nombre de caméras, et leur perfectionnement, les taux d’élucidation n’ont-ils pas progressé ? C’est même l’inverse qui est constaté, comme le reconnaît un haut cadre de la sécurité, qui pointe d’autres problématiques pour expliquer cette tendance. « Pour que cela soit efficace, il faut un réseau dense », finit par admettre cette même source.
5 « Toujours bon à prendre »Plus de caméras, toujours plus performantes, pour plus d’efficacité. Éric Heilmann s’interroge sur cette « surenchère sécuritaire » : « À Rennes, un policier m’indiquait que l’excès d’alcool intervenait dans plus d’un fait de délinquance publique sur deux. En quoi des caméras, même « intelligentes », empêcheront-elles ces faits de se produire ? Vaut-il mieux installer des caméras ou essayer de lutter contre l’alcoolisme ? » « La vidéoprotection, très coûteuse et peu efficace, est-elle rentable ? Clairement non, si elle n’est pas exploitée en direct », résume Guillaume Gormand.
Un haut cadre policier, agacé, interroge : « Même si cela ne permet de résoudre que quelques cas, des viols, des agressions ou un meurtre, c’est toujours bon à prendre, non ? »
(*) Brest dispose déjà néanmoins de 736 caméras dédiées aux transports en commun, au trafic routier et à la protection des bâtiments publics.