Dalila Dalléas Bouzar, Innocente

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Dalila DallĂŠas Bouzar Innocente



Dalila DallĂŠas Bouzar Innocente

Abidjan 2019-2020



HISTOIRE DE RENCONTRE(R) ENTRE RÉALITÉS DE CORPS ET SUBVERSION DE SOI DANS L'ŒUVRE DE DALILA DALLÉAS BOUZAR

« En pensant, je ne peux m’empêcher de me souvenir. Me souvenir de ce dont j’ai hérité. De l’histoire. Une histoire que je n’ai pas vécue mais qui pourtant me fait (me) penser. Hannah Arendt m’a permis de comprendre l’importance de l’action de penser et de se souvenir ; une importance dont j’avais conscience mais que je ne pouvais pas formuler autrement que dans mon art. Cette importance va plus loin que le fait de simplement s’enraciner dans le monde. Se souvenir prépare le monde à changer. »1

Tissé à partir d’un flux de conversations entre l’artiste et la chercheuse Elsa Guily, l’entretien qui suit invite à découvrir l’univers esthétique de Dalila Dalléas Bouzar et dessine les thématiques de son travail. Entre genèse d’une œuvre et parcours initiatique, l’artiste nous livre ici le mode de pensée qui l’a conduite à concevoir les œuvres de cette exposition intitulée Innocente. Depuis plusieurs années, le travail de Dalila Dalléas Bouzar est engagé dans une réécriture picturale de l’histoire de l’art. Par le biais de la peinture et de la performance, l’artiste mêle l’intime et le social au cœur d’une réflexion plastique sur la condition actuelle des femmes. Le corps féminin est ici l’élément central de l’exposition. Véhicule idéologique à travers les époques, il cristallise pour l’artiste le poids des normes imposées par les sociétés patriarcales sur les femmes. Entre la France et l’Algérie, la recherche de pratiques collectives et ancestrales à raconter l’ont conduite à développer un projet artistique socialement engagé et qui fait écho à une interrogation centrale de la démarche de l’artiste : comment interroger et subvertir les codes de la représentation des femmes dans l’histoire et dans la société ? 1. Extrait du texte d’introduction à la série de portraits Princesses, écrit par Dalila Dalléas Bouzar.

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Au cœur de ce projet d’exposition se trouve ainsi Adama, une tapisserie qui synthétise l’évolution du corps des femmes à travers trois âges ponctués de rites de passage : l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse. Cette œuvre évoque la mémoire culturelle attachée à ces rites, leurs enjeux symboliques et sociaux. Il ne s’agit pourtant pas pour Dalila Dalléas Bouzar de simplement représenter ces étapes, ni les figures de femmes qui leur sont associées de manière rigide et figée. Au contraire, l’intention de l’artiste est de rendre visibles ces transformations sociales qui affectent nos vies et, surtout, d’opérer un déplacement symbolique du corps féminin en l’extrayant des normes de représentation où il est pris en otage. Pour réaliser cette tapisserie, Dalila Dalléas Bouzar est partie à la recherche de savoir-faire détenus par des femmes, tels que l’art du karakou1, broderie algérienne traditionnelle liée au mariage, étape de transformation fondamentale dans la vie d’une femme. La rencontre avec ces brodeuses, « celles qui savent », a ainsi généré des réseaux et des temps d’échanges et de solidarité. Le résultat de cette expérience commune, une imposante tapisserie noire de quatre mètres sur trois, est une expérience sensorielle et spirituelle à plusieurs niveaux. En écho à cette tapisserie répondent les nus féminins de la série Sorcières, aux couleurs contrastées. Dans cette série d’huiles sur toile, Dalila Dalléas Bouzar réinvente pour mieux la subvertir l’image de la femme-sorcière. Émanant d’un dialogue en filigrane avec l’ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet2, la série Sorcières est une incantation aux figures de celles qui ont été réprimées et censurées pour leur vision jugée non-conforme par un pouvoir patriarcal dominant. Ces figures féminines sont l’occasion pour Dalila Dalléas Bouzar d’explorer une certaine généalogie 3 des notions de genre, de féminin et de sexe, là encore telles qu'elles sont définies par les effets du pouvoir politique patriarcal. Les explorer pour mieux les troubler4 : l’art de Dalila Dalléas Bouzar est celui d’une subversion. L’artiste renverse les codes de la peinture classique, certains traits restent inachevés, le genre de la peinture à l’huile est bousculé 1. Le karakou est une technique de broderie à la main originairement faite de fil d’or sur velours, utilisée pour confectionner l’apparat d’une des tenues portées par la mariée lors de la cérémonie de mariage. 2. Éditions La Découverte, 2018. 3. Selon Michel Foucault, le concept de généalogie « implique […] de chercher à comprendre les enjeux politiques qu’il y a à désigner ces catégories de l’identité comme si elles étaient leurs propre origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus. La tâche de cette réflexion est de se dé-centrer et de déstabiliser de telles instances […]. » (Butler, 1990/2006, p.33). 4. Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, 1990 (FR : Éditions La Découverte, 2005)

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par des couleurs industrielles et fluorescentes en arrière-plan ; et la perspective est déconstruite avant d’être subtilement recréée par le placement de lignes de lumière évoquant les volumes abstraits d’une autre dimension. En jouant simultanément sur ces divers registres plastiques, Dalila Dalléas Bouzar réinvestit ainsi nos imaginaires d’images de femmes transfigurées mais incarnées, émancipées par leur propre force. Enfin, la performance qui accompagne l’exposition est habitée par la nécessité récurrente dans le travail de l’artiste de se positionner dans une filiation. Reprendre à son compte objets, gestes et rituels immémoriaux ; y injecter de nouvelles significations, en déplacer le sens pour finalement enclencher un processus de libération en rendant aux femmes leurs justes places. Habitée par la peinture, le dessin et la performance, l’œuvre de Dalila Dalléas Bouzar est une parole parfois troublante, toujours profonde et plurielle, faite de savoirs invisibles et d’un héritage transmis que l’artiste nous exhorte à nous réapproprier. Les stratégies formelles mises en place par l’artiste remettent en question l’acquis d’une réalité vécue et défont minutieusement les culturalismes 5 incarnés dans les représentations. À la fois productrice d’un savoir et archiviste des gestuelles de la vie culturelle, l’artiste et son énergie créatrice influencent son environnement social, le bouleversent et ouvrent un champ de réflexions du commun où chacun.e est invité.e à prendre place. Les multiples références culturelles, historiques, spirituelles et plastiques qui constituent l’univers de Dalila Dalléas Bouzar ne cessent ainsi de s’entrecroiser aux nôtres, nous poussant hors des sentiers battus vers d’autres imaginaires, réconciliés et égalitaires.

5. Ce terme fait référence au chapitre : « Défaire les culturalismes » de l’ouvrage Guerre d’Algérie. Le sexe outragé de Catherine Brun et Todd Shepard, Paris, CNRS Éditions, 2016, dont un dessin de la série Algérie année zéro de Dalila Dalléas Bouzar illustre la couverture.

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A HISTORY OF ENCOUNTERS BETWEEN THE REALITIES OF BODIES AND SELF-SUBVERSION IN THE WORK OF DALILA DALLÉAS BOUZAR

‘ When I think I cannot help but remember. Remember what I have inherited. From history. A history that I have not experienced but that nevertheless makes me think. Hannah Arendt made me understand the importance of thinking and remembering ; I was aware of the importance, but I was unable to articulate it except in my art. This importance goes deeper than being rooted in the world. It prepares the world for change.’1 Woven together from a flow of conversations between the artist and the researcher Elsa Guily, the following interview enables us to become acquainted with Dalila Dalléas Bouzar and lays out the themes addressed by her work. Between the genesis of a work of art and initiation into her artistic practice, here she describes the way of thinking that led her to envisage the works in this exhibition called Innocente. For several years, Dalila Dalléas Bouzar's work has been engaged in a pictorial rewriting of the history of art. Through painting and performance, the artist mixes the intimate and the social at the heart of a plastic reflection on the current condition of women. The female body is here the central element of the exhibition. As an ideological vehicle through the ages, it crystallizes for the artist the weight of the norms imposed on women by patriarchal societies. Between France and Algeria, the search for collective and ancestral practices to be told led her to develop a socially committed artistic project that echoes a central question in the artist's approach: how can we question and subvert the codes of representation of women in history and in society? At the heart of this exhibition project is a tapestry, Adama, which synthesizes the transformations comprising the history of women’s bodies through three stages of rites of passage : childhood, maturity and old age. This work evokes the cultural memory attached to these rites, their symbolic and social stakes. It is not, however, about simply representing these stages, 1. Extract from the introductory text to the Princesses series of portraits written by Dalila Dalléas Bouzar.

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nor the female figures associated with them in a rigid and fixed manner. On the contrary, the artist's intention is to make visible these social transformations that affect our lives, and, above all, to symbolically shifts the female body into the field of the subversion of identity, outside the patriarchal system in which it was incarcerated. To create this tapestry, Dalila Dalléas Bouzar went in search of know-how held by women, such as the art of karakou 2, a traditional Algerian embroidery related to marriage, a fundamental transformation step in the life of a woman. The meeting with these embroiderers, "those who know", thus generated networks and times of exchange and solidarity. The result of this common experience, an impressive black tapestry measuring four by three metres, is a sensory and spiritual experience on several levels. Echoing this tapestry are the feminine nudes of the series Sorcières (Witches), in contrasting colours. In this series of oils on canvas, Dalila Dalléas Bouzar reinvents the image of the witch-woman to better subvert it. Emanating from an implicit dialogue with the book Sorcières, la puissance invaincue des femmes by Mona Chollet 3, the series of Sorcières is an incantation to the figures of those who have been repressed and censored for their views deemed to be inconsistent with a prevailing patriarchal power. These female figures are an opportunity for Dalila Dalléas Bouzar to explore a certain genealogy 4 of the notions of gender, femininity and sex, again as they are defined by the effects of patriarchal political power. To explore them in order to better trouble 5 them: the art of Dalila Dalléas Bouzar is that of a subversion. The artist overturns the codes of classical painting, certain strokes remain unfinished, the genre of oil painting is overturned by industrial and fluorescent colours in the background, and perspective is deconstructed before being subtly recreated by the placement of lines of light evoking abstract volumes of another dimension. By simultaneously playing on these various plastic registers, Dalila Dalléas Bouzar reinvests our imaginations with images of women transfigured but incarnated; emancipated by their own strength.

2. Karakou is a technique of hand embroidery originally comprised of gold thread on velvet. This embroidery is used to embellish an outfit worn by brides at wedding ceremonies. 3. Editions La Découverte, 2018. 4. According to Michel Foucault, the concept of genealogy ‘implies […] seeking to understand the political issues in referring to these categories of identity as if they were their own source and cause while, in fact, they are the effects of institutions, practices and discourse stemming from many and diffuse places. The mission of this reflection is to move off centre and to undermine such proceedings […].’ (Butler, 1990/2006, p.33). 5. Judith Butler, Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Routledge, 1990 (FR : Editions La Découverte, 2005)

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Finally, the performance that accompanies the exhibition is inhabited by the recurrent need in the artist's work to position herself within a filiation. Taking over objects, gestures and rituals from time immemorial; injecting new meanings into them, shifting their significance to finally set in motion a process of liberation by giving women back their rightful places. Inhabited by painting, drawing and performance, the work of Dalila Dalléas Bouzar is a voice that is sometimes disturbing, always profound and plural, made up of invisible knowledge and a transmitted heritage that the artist urges us to reclaim. The formal strategies put in place by the artist question the achievement of a lived reality and meticulously undo the culturalisms1 embodied in the representations. Both a producer of knowledge and an archivist of the gestures of cultural life, the artist and her creative energy influence her social environment, overturning it and opening up a field of common reflection where everyone is invited to take their place. The multiple cultural, historical, spiritual and plastic references that make up Dalila Dalléas Bouzar's universe are constantly intertwined with ours, pushing us off the beaten track towards other imageries, reconciled and egalitarian ones.

1. This term refers to the chapter ‘Défaire les culturalismes’ from the book Guerre d’Algérie. Le sexe outragé by Catherine Brun & Todd Shepard, Paris, CNRS Éditions, 2016; a drawing from the series Algérie année zéro by Dalila Dalléas Bouzar features on the front cover.

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CHAIR DE L’IMAGE, CHAIR DU MONDE AVANT-PROPOS Le texte présenté ici est une partie de la conclusion du mémoire de recherche écrit par Charlotte G. Reynders dans le cadre de son cursus universitaire auprès du Département art et archéologie de l’université de Princeton (États-Unis), et intitulé (Ré)-visions de la violence : tabou et transformation dans les tableaux de l’artiste franco-algérienne contemporaine Dalila Dalléas Bouzar 1. Dans les chapitres qui précèdent, après avoir expliqué de quelle façon les autoportraits de la série Taboo permettent à Dalila Dalléas Bouzar de « se libérer de l’histoire » et comment l’artiste « articule son identité hybride selon ses propres conditions, hors des limites imposées par les récits officiels », Reynders se réfère à deux ouvrages : Les Lieux de la culture, un essai de Homi K. Bhabha, qui constitue aujourd’hui une référence au sein des études dites postcoloniales, et Le Visible et l’invisible de Merleau-Ponty. L’auteur établit notamment un rapprochement entre la notion d’« interstices » développée par Bhabha et le concept de « chair » chez MerleauPonty. Voici, pour commencer, un court résumé de ce parallèle dressé par Reynders, qui pourra éclairer le sens de certains passages du texte qui suit : « pour Bhabha, les interstices constituent des zones de flux et d’ambivalence, au sein desquels les différences culturelles se négocient […] Bhabha souligne le dynamisme et l’hybridité du sujet postcolonial [et le fait] que les expressions identitaires qui se forgent dans les interstices perturbent souvent les modèles conventionnels […] de représentation, brouillant les frontières entre présence et absence, visibilité et invisibilité. Selon ses propres mots, « le sujet ne peut être appréhendé sans la part d’absence ou d’invisibilité qui le constitue. » […] Pour Merleau-Ponty, la chair n’est pas une substance matérielle, mais une « texture » qui lie ensemble les phénomènes visibles et invisibles à l’œuvre dans le monde. Il définit la chair comme une sorte de « tissu conjonctif » 1. L’intégralité de la thèse est accessible sur le site www.daliladalleas.com

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où s’entremêlent les horizons interne et externe de l’expérience. À travers ce concept de chair, Merleau-Ponty propose une vision du monde dans laquelle les êtres sont perçus non pas de l’extérieur, en tant qu’objets particuliers, mais plutôt de l’intérieur. […] Tout comme Bhabha pense un modèle de la constitution de l’identité centré sur des espaces « interstitiels » dans lesquels les aspects visibles et invisibles de l’identité s’articulent les uns aux autres dans un mouvement dynamique continu […], le modèle de perception de Merleau-Ponty est centré sur une « chair interface », au sein de laquelle éléments visibles et invisibles s’unissent perpétuellement. […] [En ce sens, Bhabha comme Merleau-Ponty] présentent des alternatives innovantes à la notion de sujet humain perçu en tant qu’entité aux contours bien distincts – une notion que Dalléas Bouzar met en cause de la même façon, à travers ses portraits. »

En faisant dialoguer Les Lieux de la culture de Homi K. Bhabha et Le Visible et l’invisible de Merleau-Ponty, je me suis efforcée de développer une conception de la subjectivité située à la croisée des chemins, entre théorie postcoloniale et phénoménologie. De mon point de vue, une telle conception de la subjectivité apporte un éclairage utile à la compréhension du mode d’expression choisi par Dalléas Bouzar dans sa série Taboo et dans ses performances centrées sur la peinture. La combinaison de ces deux discours me semble également pertinente eu égard à l’identité hybride de l’artiste, franco-algérienne, et à l’engagement qui est le sien de s’inscrire dans la tradition de l’histoire de l’art occidental. De manière générale, le cadre théorique proposé par Bhabha aide à élucider les ambivalences et la complexité qui caractérisent les processus post-coloniaux de constitution de l’identité au sein de l’espace intermédiaire qui se déploie entre le colonisateur et le colonisé. Dans le même temps, l’oeuvre de Merleau-Ponty, bien connue pour l’analyse qu’elle opère du travail de Cézanne, offre la possibilité de situer Dalléas Bouzar non seulement dans la catégorie des artistes contemporains postcoloniaux, mais également au sein d’un ensemble historique plus vaste d’artistes français engagés dans un processus de réinvention des codes de la peinture à l’huile figurative 1. Au bout du compte, en me référant aux discours de la théorie postcoloniale et de la phénoménologie, je me suis efforcée de définir l’auto-proclamée 1. Voir par exemple l’incontournable essai de Merleau-Ponty sur Cézanne « Le doute de Cézanne » [1945], in Sens et non sens.

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« quête du rose chair » de Dalléas Bouzar comme un acte d’exploration identitaire incarné, mené via la relation intime de l’artiste à la peinture figurative. En élargissant sa pratique de la peinture hors du cadre privé de l’atelier, Dalléas Bouzar donne un sens plus étendu à ce médium, qui devient alors vecteur d’affirmation d’une existence physique : non seulement, elle se convainc de sa propre existence mais, en peignant des motifs sur le visage de ses modèles et en reproduisant sur la toile ces mêmes motifs, elle crée en outre une analogie entre la toile et la peau humaine. Ce faisant, elle fait fusionner la peau humaine et la toile de lin en une même texture médiatrice continue de la perception, « la chair du monde » 2, dans le langage de Merleau-Ponty. Ce que j’ai aussi cherché à montrer, au fil de ces pages, c’est que, si l’essentiel de son œuvre ces dix dernières années fait référence à des lieux de mémoire bien connus et s’approprie des documents d’archives, Dalléas Bouzar ne se contente pas simplement de « re-mixer » des sources déjà existantes 3. En réalité, en développant une série d’autoportraits et en organisant des performances de peinture collaboratives, elle crée ellemême ses propres sources, cette série comme ces performances révélant au passage les efforts qu’elle déploie pour analyser l’héritage complexe de la confrontation franco-algérienne, tout en transformant dans le même temps le discours public en fournissant une expression visuelle à tout un spectre de récits auparavant invisibles.

CONCLUSION Ils attendent la fin du monde, j’attends le début de l’humanité. Youssoupha, “Polaroid Experience” J’ai commencé ce mémoire en citant l’ambition de Dalléas Bouzar de « se libérer de l’histoire ». J’ai ensuite entrepris de montrer qu’à travers ses tableaux, elle ne se libère pas tant de l’histoire en soi que d’une approche hégémonique de la construction de récits, qu’ils soient nationaux, individuels ou sur l’histoire de l’art. Le thème du tabou a été central dans mon analyse du travail de Dalléas Bouzar. Ce thème est lié de près à son positionnement engagé au sein de la tradition de l’histoire de l’art, à son exploration de l’histoire de l’Algérie contemporaine et plus globalement à l’intérêt qu’elle porte à la manière dont s’articule l’identité personnelle. 2. Merleau-Ponty, Le Visible et L’Invisible suivi de Notes de Travail, 114. 3. J’emprunte ici le terme “re-mixer” à l’ouvrage Archive (Re)mix : Vues d’Afrique, de Maëline Le Lay, Dominique Malaquais et Nadine Siegert (Presses Universitaires de Rennes, 2015).

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De manière générale, j’ai utilisé le terme « tabou » pour faire référence aux forces sociales qui frappent d’interdiction certains phénomènes particuliers, les bannissant des discours et des pratiques publics. Dans sa vie comme dans son œuvre, Dalléas Bouzar s’est confrontée à des tabous et en a brisés sur de multiples fronts. En s’engageant dans la voie du dessin et de la peinture figuratifs, elle a par exemple défié les tabous définis par les autorités régnant dans le domaine des beaux-arts en France, pour qui la peinture figurative ne se caractérisait plus que par son obsolescence. Si Dalléas Bouzar n’utilise de son côté le terme « tabou » qu’en référence à cette perception de la peinture figurative par le monde de l’art français à la fin des années 1990, j’ai montré qu’elle s’est confrontée non seulement à ce tabou-ci, en optant précisément pour ce média, mais qu’elle en a défiés d’autres également, notamment à travers les recherches qu’elle a entreprises sur l’histoire algérienne. Comme je l’ai démontré, les gouvernements français comme algérien ont élaboré des tabous nationaux au cours des processus de construction de leurs histoires officielles respectives. Au lendemain de la guerre d’Algérie, le gouvernement français a ainsi largement tu l’usage de la torture par son armée à l’encontre des indépendantistes algériens et de leurs alliés […]. En matière d’histoire comme d’histoire de l’art, maintenir un tabou lié à un mode d’expression artistique ou à un événement historique particuliers, c’est créer une rupture dans la continuité. En frappant d’interdiction certaines expériences, les tabous perturbent la construction des récits et des identités, dès lors incomplets. À travers son œuvre, Dalléas Bouzar défie les modes de production de savoir qui impliquent de tels actes délibérés d’exclusion, de sélection. À l’inverse, elle préconise des approches plurielles pour se frayer un chemin dans l’histoire et l’identité personnelle. En créant une série de tableaux inspirés par les Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix, par exemple, elle s’engage dans un acte de dé-canonisation, mettant en cause le statut de chef-d’œuvre attribué à cette toile orientaliste de Delacroix, et soutenant une vision plurielle de la féminité algérienne. En réinterprétant des documents d’archives algériens, elle permet à celles et ceux qui regardent ses dessins de conceptualiser les sujets abordés par ces documents d’une autre manière qu’à travers le prisme spécifique de l’archive documentaire (et, par extension, le prisme du tabou), amortissant le choc de la violence historique au moyen d’un style aussi séduisant qu’explorateur. En dernier lieu, ses autoportraits et ses performances centrées sur la peinture incarnent son ambition de se libérer de l’histoire. À travers sa « quête [personnelle] du rose chair » (laquelle, via ses performances de peinture interactives, s’étend à une quête de « la chair du monde »), elle met en place un processus de formation d’identité interstitielle. En ce sens, ses portraits instaurent une approche

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dynamique de la production de savoir – à la fois au niveau individuel et collectif – qui tient compte de l’ambivalence et de la pluralité, brouille la distinction entre les récits marginaux et dominants, et valide des états d’être et d’appartenance intermédiaires. […] Au bout du compte, l’œuvre de Dalléas Bouzar opère à l’encontre des forces exclusives – et même violentes – du tabou, défiant les discours hégémoniques qui définissent les limites en matière de création et d’interprétation, de récits historiques nationaux (aussi bien français qu’algériens) et de conceptions du soi. Ce qui émerge de l’ensemble de son œuvre, c’est un modèle de production de savoir au sein duquel des thèmes universels servent de point de départ au développement actif de perspectives multiples.

FLESH OF THE IMAGE, FLESH OF THE WORD FOREWORD The text presented here is part of the conclusion of the research paper written by Charlotte G. Reynders as part of her university course in the Department of Art and Archaeology at Princeton University (USA), and entitled (Re)-visions of violence: taboo and transformation in the paintings of contemporary French-Algerian artist Dalila Dalléas Bouzar.1 In the preceding chapters, after explaining how the self-portraits in the Taboo series allow Dalila Dalléas Bouzar to "free herself from history" and how the artist « articulates her hybrid identity on her own terms, outside the confines of official narratives », Reynders refers to two works: Location of culture, an essay by Homi K. Bhabha, which today constitutes a reference within so-called postcolonial studies, and Merleau-Ponty's The Visible and the Invisible. In particular, the author draws a connection between the notion of "interstices" developed by Bhabha and the concept of "flesh" in MerleauPonty. To begin with, here is a short summary of this parallel drawn by Reynders, which may shed some light on the meaning of certain passages in the text that follows: 1. The full thesis is available on the website www.daliladalleas.com.

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« For Bhabha, the interstices constitute zones of flux and ambivalence in which cultural differences are negotiated […] Bhabha emphasizes the dynamism and hybridity of the postcolonial subject. Importantly for Bhabha, expressions of identities that are forged in the interstices often disrupt conventional models of […] representation, blurring the boundaries between presence and absence, visibility and invisibility. In his words, “the subject cannot be apprehended without the absence or invisibility that constitutes it. […] For Merleau-Ponty, flesh is not a material substance but is, instead, a “texture” that joins together visible and invisible phenomena in the world .He characterizes flesh as a sort of connective fabric that interweaves the internal and external horizons of experience. Through this concept of the flesh, MerleauPonty introduces a vision of the world in which beings are perceived not from the outside as discrete objects but, rather, from within. Just as Bhabha’s model of identity formation focuses upon “interstitial” spaces in which visible and invisible aspects of identity articulate one another in a continuous dynamic […], Merleau-Ponty’s model of perception centers upon an intervening “flesh” in which visible and invisible elements perpetually coalesce. […] [To that extent, Bhabha and Merleau-Ponty] present innovative alternatives to the notion of the human subject as a discrete, contained entity – a notion that Bouzar similarly challenges through her portraits. »

By placing The Location of Culture in conversation with The Visible and the Invisible, I have attempted to develop a conception of subjectivity at the crossroads of postcolonial theory and phenomenology, which, in my view, sheds light on the mode of expression in which Bouzar is engaged through her Taboo series and through her painting performances. This combination of discourses seems especially appropriate in light of the artist’s hybrid FrenchAlgerian identity and commitment to inscribing herself within the Western art-historical tradition. On the whole, Bhabha’s theoretical framework helps to elucidate the ambivalent attitudes and complexities that characterize postcolonial processes of identity formation in the intervening space between colonizer and colonized. At the same time, Merleau-Ponty’s text, which has famously been applied to the work of Cézanne, introduces an opportunity to situate Bouzar not only within the category of contemporary postcolonial artists but also along a broader historical continuum of French artists committed to reimagining the conventions of figurative oil painting. 1 1. See, for example Merleau-Ponty’s seminal essay on Cézanne (Maurice Merleau-Ponty, “Cézanne’s Doubt” [1945], in Sense and Non-Sense: 9-25 [Evanston, IL: Northwestern University Press, 1964]).

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Ultimately, by drawing upon the discourses of postcolonial theory and phenomenology, I have attempted to frame Bouzar’s self-proclaimed “quest for flesh pink” as an embodied act of identity exploration realized through the artist’s intimate connection to figurative painting. By extending her painting practice outside of the private context of her studio, she transforms the medium into a broader affirmation of bodily existence. Not only does she convince herself of her own existence, but she also introduces an analogy between canvas and human skin by painting others’ faces and replicating the same designs on her canvases. In so doing, she collapses human skin and linen canvas into the continuous mediating texture of perception that Merleau-Ponty would call “la chair du monde” (the flesh of the world)2. Although much of her work from the past decade incorporates well-known lieux de mémoire and appropriated archival material as discussed in Chapters 1 and 2, I have aimed in this discussion to show that Bouzar does not exclusively “re-mix” primary source material3. In fact, by developing a series of self-portraits and by organizing collaborative painting performances, she creates primary sources of her own, both laying bare her personal efforts to parse the complex legacies of the French-Algerian encounter and transforming public discourse by giving visual expression to a spectrum of formerly invisible narratives.

CONCLUSION Ils attendent la fin du monde, j’attends le début de l’humanité. (They are waiting for the end of the world, I am waiting for the beginning of humanity). Youssoupha, “Polaroid Experience” This study began with Bouzar’s statement of her “ambition” to “free [her] self from history.” I have endeavored to show that through her paintings, she liberates herself not so much from history per se as from hegemonic approaches to the construction of art-historical, national, and individual narratives. Central to my analysis of Bouzar’s work has been the theme of taboo, which relates closely to her engagement with art historical tradition, her exploration of contemporary Algerian history, and her overarching interest in the articulation of personal identity. In broad strokes, I have used the term “taboo” to refer to the social forces that designate particular phenomena as forbidden, excluding them from 2. Merleau-Ponty, Le Visible et L’Invisible suivi de Notes de Travail, 114. 3. Here, I borrow the term “re-mix” from Archive (Re)mix: Vues D’Afrique. See Maëline Le Lay, Dominique Malaquais, and Nadine Siegert, Archive (Re)mix: Vues D’Afrique (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2015).

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public discourse and practice. In Bouzar’s life and work, she has confronted and disrupted taboos on multiple fronts. For example, by committing herself to figurative drawing and painting, she has challenged the taboos established by her advisors in the Parisian Beaux-Arts community, who insisted upon the obsolescence of figurative painting. While Bouzar herself has used the term “taboo” only in reference to the French art world’s perception of figurative painting in the late 1990s, I have argued that she has encountered and challenged taboos not only through her chosen methods and materials but also through her engagement with Algerian history. As I have demonstrated, the governments of France and Algeria alike have constructed national taboos in their processes of developing official histories. For example, in the wake of the Algerian War of Independence, the French government has remained largely silent regarding the French forces’ use of torture against Algerian nationalists and their allies. […] To perpetuate a taboo around a particular mode of art-making or a particular event in history is to introduce a rupture in the (art-)historical continuum. Taboos designate certain experiences as forbidden, resulting in the construction of narratives and identities that are notably incomplete. Throughout her oeuvre, Bouzar challenges modes of knowledge production that involve such deliberate acts of exclusion and selection. Instead, she advocates multivalent approaches to navigating history and personal identity. By developing a series of paintings inspired by Delacroix’s Femmes d’Alger dans leur Appartement, for instance, she engages in an act of de-canonization, challenging the singular status of Delacroix’s Orientalist masterwork and promoting a plurality of visions of Algerian womanhood. In her reinterpretations of Algerian archival material, she enables viewers to conceptualize the subjects of that material apart from the realm of documentary specificity (and, by extension, the realm of taboo), buffering viewers’ encounters with historical violence through an inviting and exploratory style. Lastly, her self-portraits and painting performances incarnate her ambition to liberate herself from history. Through her personal “quest for flesh pink” (which, by way of her interactive painting performances, extends its reach to the “flesh of the world”), she models a process of interstitial identity formation. In this sense, her portraits advance a dynamic approach to knowledge production – both on the level of the individual and on the level of the global community – that accommodates ambivalence and plurality, blurs distinctions between marginal and dominant narratives, and validates in-between states of being and belonging. […]

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In the final analysis, Bouzar’s oeuvre functions against the exclusionary – even violent – force of taboo, challenging hegemonic discourses that set limits on artistic creation and interpretation, national histories (both French and Algerian), and conceptions of the self. What emerges from her body of work is a model of knowledge production in which universal themes serve as a point of departure for the active development of multiple perspectives.

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RENCONTRER BRODER LES MÉMOIRES DE FEMMES Adama est une tapisserie brodée de fil doré sur velours noir de quatre mètres de large sur trois mètres de haut, comportant également des pierres semi-précieuses, des perles et des paillettes. Sont représentés les trois âges de la femme (enfance, âge adulte et vieillesse) sous la forme de trois personnages grandeur nature. Elsa Guily : Pour réaliser Adama, tu as sillonné l’Algérie, d’Alger à Tlemcen en passant par Chlef où ta famille s’est dévouée à l’accomplissement de ce projet, afin de t’aider à trouver la brodeuse capable de reproduire sur ce support le dessin que tu avais préparé. J’ai eu la chance de t’accompagner tout au long de ce voyage, et ce qui m’a beaucoup touchée, c’est la rencontre avec toutes ces femmes et la solidarité qui s’est développée autour de toi. Tout le monde a mis en commun ses connaissances, son savoir-faire, ses idées et son inspiration pour permettre à cette tapisserie de voir le jour. De ton côté, tu as été aussi très généreuse en ouvrant et en partageant ta pratique, ton travail. Tu as apporté à toutes ces femmes un véritable terrain d’expérience et aussi d’expression. Dans quelle mesure la rencontre joue un rôle important dans ta pratique artistique ? Dalila Dalléas Bouzar : Adama reprend la même technique de broderie que celle utilisée pour fabriquer le karakou, qui est une veste traditionnelle portée par les Algériennes lors de leur mariage. Pour réaliser Adama, j’ai été amenée à partir à la rencontre de femmes algériennes possédant ce savoirfaire. J’en suis venue à découvrir les conditions sociales dans lesquelles elles exercent leur profession de brodeuse et /ou de couturière. À Chlef par exemple, j’ai pu constater qu’une partie de la production de karakou relevait de l’économie informelle. Certaines brodeuses et couturières n’ont pas d’atelier ou de boutique. Elles produisent leurs créations chez elles, au sein de l’espace privé. Les conditions ne sont pas vraiment idéales. Elles entrent parfois en conflit avec leur famille pour exécuter leur travail, comme nous avons pu le constater avec Fatema Nahi, qui a réalisé les broderies d’Adama. Celle-ci a accepté ce défi et a tout de suite compris la part d’expérimentation qu’elle pouvait développer dans le dessin des broderies, au moment de remplir les figures que j’avais dessinées et dont j’avais découpé les patrons au préalable. Elle m’a proposé différents motifs de broderie pour exécuter de manière variée le remplissage de ces figures. Le deuxième jour de notre rencontre, elle m’a même dit qu’elle y avait

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réfléchi toute la nuit ! Ce que je recherche, c’est à la fois ce savoir-faire traditionnel des brodeuses mais aussi une rencontre entre ma pratique et leur créativité. En effet, chaque brodeuse possède sa touche personnelle, un style bien à elle. Elsa Guily : Quelles ont été tes sources d’inspiration pour la composition de la tapisserie ? En l’observant attentivement, on peut y déceler des motifs et symboles particuliers. Peux-tu expliquer tes choix iconographiques ? Dalila Dalléas Bouzar : Tout est parti d’une photo du livre de Cristina Garcia Rodero 1, L’Espagne occulte. On y voit une petite fille assise sur une table et entourée de fleurs et d’une tapisserie. Je voulais interpréter cette photo librement et pour ce faire créer une installation. L’idée de départ était que la petite fille soit en volume dans l’espace, avec la tapisserie brodée en arrière-fond, constellée de motifs plutôt abstraits. Par souci de simplicité et en raison d’une contrainte de temps, j’ai décidé d’intégrer la petite fille dans le plan de la tapisserie, en 2D, par le biais du dessin. J’ai alors choisi de m’orienter vers la performance, afin d’habiter l’espace en exécutant un rituel de déplacement. Quand je me suis rendu compte de ce qui se jouait sur le plan thématique autour des questionnements sur le corps de la femme, j’ai décidé de représenter les deux autres âges de la femme pour placer au centre de cette œuvre la question des usages faits par le système de domination patriarcal des représentations du corps de la femme dans les rituels et les cérémonies. J’ai ajouté à la composition des symboles tels que la main et l’œil, qui font partie de ma culture et d’une iconographie plus large aussi. L’œil symbolise le rapport à la connaissance par la vision. La main représente la protection et la question du pouvoir. Ces symboles matérialisent pour moi la dimension spirituelle que je porte et dont je souhaite qu’elle trouve une place centrale dans mon œuvre. Cette notion de corps en tant que véhicule que j’ai placée au centre de ma réflexion à l’occasion de cette exposition me fait penser aussi au corps comme surface de mémoire, qui, par conséquent, porte et transmet la mémoire. Dans le livre Algérie Outre-mémoire 2 sur l’œuvre photographique 1. Née à Puertollano (Ciudad Real) en 1949. Jusqu'en 2007, elle enseigne la photographie à la faculté des Beaux-Arts de l'université de Madrid. En 1973, elle reçoit une bourse de la fondation Juan March pour un projet photographique sur l'Espagne cachée, pour lequel elle réalisera plus de 15 000 photos pendant 16 ans. Entre 1973 et 1988, elle a arpenté toute l'Espagne et réalisé plus de 850 reportages. Elle ne s'est jamais considérée comme une photographe de presse, car son travail a toujours bénéficié du soutien des institutions académiques. Elle utilise le noir et blanc pour sa qualité intime et personnelle, réservant la couleur aux photos où elle recherche une certaine objectivité. 2. Mohand Abouda, Algérie Outre-mémoire, Éditions Rubicube, 2003.

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Croquis préparatoire de la tapisserie Adama, gouache, 2019 Preparatory sketch of the Adama Tapestry, gouache, 2019 © Dalila Dalléas Bouzar

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ADAMA, 2019, Tapisserie brodée / embroidered tapestry, 300 x 400 cm

© Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury


Adama, 2019, détail (velours, fetla, fil doré, perles d’eau douce, agate jaune, agate rose, turquoise, poudre de paillettes, médaillon en or 18 carats) Adama, 2019, detail (velvet, fetla, gold thread, freshwater pearls, yellow agate, pink agate, turquoise, glitter powder, 18-carat gold medallion) © Dalila Dalléas Bouzar

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de Lazhar Mansouri 1, il y a cette citation de l’écrivain Abdelkébir Khatibi : « le corps est un lieu concentrique où commence et recommence la parole. » L’auteur écrit cette phrase quand il aborde la question de la signification des signes dans la pratique des tatouages berbères. Elsa Guily : Comment s’est passée la rencontre entre vos deux univers, toi artiste plasticienne vivant en France et préparant une exposition d’art contemporain et elles, brodeuses algériennes détentrices d’un savoir spécifique et travaillant à perpétuer la tradition ? Dalila Dalléas Bouzar : Grâce à cette expérience, j’ai pu découvrir comment des femmes vivent, travaillent, ainsi que la dimension sociale de la broderie. Ce savoir-faire m’a été révélé au travers de l’aspect participatif du travail. Il y a eu transmission de ce que la pratique de la broderie porte de mémoire culturelle. Cela me plaît beaucoup que toute cette dynamique soit portée par des femmes et dans la solidarité. Les mobiliser autour de ce travail permet en outre de leur donner un poids économique, qui les valorise aussi sur le plan de leur expression au sein de leur famille et de la société. Elsa Guily : Peux-tu nous parler du médaillon au centre de la tapisserie. Quelle est sa signification et à quoi se réfère-t-il ? Dalila Dalléas Bouzar : À Bordeaux, pour pouvoir créer le médaillon en or qui se situe sur le cœur de la petite fille, j’ai fait appel à Valérie Guillemin, bijoutière et praticienne polyvalente dans l’art du métal. Cela a également été une rencontre importante. Nous avons beaucoup discuté sur le sens de la création du médaillon en or dans le cadre des thématiques abordées dans la tapisserie, comme la mystique, le fait d’être femme dans ce monde patriarcal, etc. La fabrication de ce médaillon lui a aussi permis de laisser libre cours à ses propres questionnements en lien avec ces thématiques. C’est ainsi qu’elle m’a proposé le symbole de la Fleur de vie, composé d’un cercle central représentant le point originel, la cellule, la source de la vie. Autour de ce cercle, six autres se développent, qui constituent la Graine de Vie et illustrent le développement de la vie à partir d’un seul noyau. La Fleur de Vie est un symbole puissant de création et de croissance, une figure sacrée que l’on retrouve dans de nombreux endroits du monde, datant d’époques très différentes. Le phénomène d’expansion et d’énergie 1. Le photographe Lazhar Mansouri a travaillé toute sa vie dans une petite bourgade des Aurès, où il a tenu un studio photo et pris comme modèle la population en milieu rural entre les années 1950 et 1980. Mohand Abouda a reconstruit un texte autour de ces photographies, précieux patrimoine iconographique formant une mémoire en image « inédite » de l’Algérie.

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vitale qu’elle figure en font un symbole universel, au fondement de toute forme de vie, humaine, animale, végétale. Elsa Guily : Tout le projet de la broderie s’inscrit dans cette continuité de chercher à récupérer une mémoire qui n’a pas été transmise, tout en questionnant le rapport aux savoir-faire artisanaux en Algérie et leur transmission sur le plan collectif. Dans quelle mesure ton rapport à l’art pourrait-il être perçu comme une (en)quête de mémoire ? Dalila Dalléas Bouzar : Le karakou a marqué mon enfance, quand j’assistais aux mariages en Algérie. Il m’a paru évident que dans le karakou se matérialisait un moment crucial de la vie de la femme : le passage de la petite fille, de l’enfance, à la femme, l’âge adulte. Ce moment où la fille devient femme et entre dans le monde des hommes pour leur appartenir définitivement. Il me semblait évident de faire référence à cet ar t de la broderie en tant que porteur d’une signification liée aux symboliques et aux enjeux des relations entre hommes et femmes. J’ai voulu détourner ce savoir-faire de sa fonction traditionnelle pour produire un autre discours sur la femme, son corps et sa condition sociale, pour en faire un nouvel outil de pouvoir, au service d’une libération. La tapisserie Adama est, de fait, auréolée d’une certaine sacralité. Elle sert un propos sur la femme en tant qu’individu puissant, non soumis au patriarcat. De fait, dans ma vie, il y a une rupture au sein de ce que j’ai pu recevoir de ma culture algérienne, certaines choses ne m’ont pas été transmises. Que ce soit de l’ordre de la mémoire ou de la tradition. Ma réaction est de pointer ce manque, cette rupture dans la transmission. J’utilise ce manque pour réactiver cette mémoire ou cette connaissance, mais en la nourrissant d’une réflexion actuelle. C’est ce que je fais ici avec le détournement du karakou qui a en Algérie une grande valeur symbolique dans le regard que portent les jeunes filles sur leur condition de femme. Elsa Guily : Il y a eu récemment à l’occasion des manifestations du vendredi une réappropriation du karakou par les femmes, pour revendiquer leur position et leur visibilité au sein de la société. Que penses-tu de la façon dont les femmes se sont emparées de ce vêtement traditionnel comme d’un étendard pour faire entendre leur voix lors du Hirak 1 ? 1. « Mouvement » en arabe. Terme utilisé pour désigner les manifestations organisées à l’origine pour protester contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, et qui se poursuivent depuis le 16 février 2019 pour réclamer le départ des caciques du régime.

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Adama, 2019, détails (velours, fetla, fil doré, perles d’eau douce, agate jaune, agate rose, turquoise, poudre de paillettes, médaillon en or 18 carats) Adama, 2019, details (velvet, fetla, gold thread, freshwater pearls, yellow agate, pink agate, turquoise, glitter powder, 18-carat gold medallion) © Dalila Dalléas Bouzar

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Croquis préparatoire du médaillon, crayon et gouache, 2019 Preparatory sketch of the medallion, pencil and gouache, 2019 © Valérie Guillemin

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Dalila D. B. : Je trouve que le Hirak en Algérie a beaucoup de puissance en tant que mouvement social. C’est un peu comme une invocation qui, à force d’être répétée chaque vendredi lors de la manifestation publique, telle une prière ou un rituel, crée une force collective qui dépasse la matière. Dans cette histoire des karakou descendus dans la rue, je perçois une dimension de puissance de la femme, qui revendique sa place dans l’espace public. Le karakou appartient traditionnellement au domaine privé, il est principalement exhibé lors des mariages, dans des espaces réservés aux femmes, et finit par trôner dans un placard. Le sortir dans la rue est un acte politique qui marque la présence des femmes d’une manière nouvelle dans la société algérienne. Même si le karakou, paradoxalement, sur le plan de la tradition, symbolise la soumission de la femme au sein de la société, à travers le mariage. En le portant dans la rue, les femmes revendiquent clairement leur place et se positionnent contre l’oppression sexiste subie au sein du système patriarcal. Je trouve plutôt positif ce phénomène et ce qu’il pose comme question sur le poids des traditions héritées. Sur le plan des identités, c’est aussi une façon de valoriser la culture, le patrimoine. Suite à l’acculturation menée par le pouvoir colonial puis par l’état indépendant d’Algérie, il y a un vrai défaut de culture en Algérie et sur le plan de la mémoire culturelle, c’est un problème évident.

MEETING EMBROIDERING WOMEN’S MEMORIES

Adama is a tapestry embroidered with gold thread on black velvet, four metres wide and three metres long, also including semi-precious stones, pearls and sequins. The three ages of women (child, adult and elderly woman) are represented in the form of three life-size figures. Elsa Guily: to produce Adama, this tapestry embroidered with life-size figures, you travelled across Algeria, from Algiers to Tlemcen including Chlef, to meet your family who gave their body and soul to accomplish this project, to help you find the embroiderer capable of reproducing your drawing on this support. I was fortunate enough to accompany you on this trip and what deeply touched me, was meeting all these women and the solidarity that developed around you. Everybody shared his or her knowledge, knowhow, ideas and inspiration to enable this tapestry to come to fruition.

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As for you, you were also very generous by opening up and sharing your art practice, your work. You gave all these women a real ground for experiment and expression. To what extent does meeting people play an important role in your art practice? Dalila Dalléas Bouzar: Adama uses the same technique as the one used to make the karakou which is a traditional garment worn by Algerian women at their wedding. To make Adama, I was inspired to go and meet Algerian women with this expertise. I have come to discover the social conditions in which they carry out their profession as embroiderers and/or seamstresses (many karakou are now made with sewing machines). In Chlef for example, I realised that part of the production of karakou took place within the undeclared economy. Certain embroiderers and seamstresses have no studio or shop as such. They produce their creations at home, in private. These conditions are not really ideal. They sometimes come into conflict with their families to carry out their work, like we saw with Fatema Nahi who produced the Adama embroidery for my exhibition. She embraced the venture and immediately understood the experimental part that she could develop as part of the embroidery design, when filling in the figures that I had drawn and for which I had cut out the patterns beforehand. She suggested various embroidery designs to me to fill in these figures in a variety of ways. The second day we met, she even said that she had thought about it all night! What I’m seeking is the traditional know-how of the embroiderers but also where my practice and their creativity meet. Each embroiderer has their own personal touch, very much their own style. Elsa Guily: What inspired you to begin with in terms of the composition of your tapestry? By observing it carefully, one can detect particular motifs and symbols. Can you explain your selection of iconography? Dalila Dalléas Bouzar: It all started with a photo from Cristina Garcia Rodero's book L’Espagne occulte 1. It shows a little girl sitting on a table surrounded by flowers and a tapestry. I wanted to interpret this photo freely and to do so by creating an installation. The original idea was for the little girl to be 3D in the space, with the embroidered tapestry in the background, studded with rather abstract designs in the form of an installation. For the 1. Born in Puertollano (Ciudad Real) in 1949. She taught photography in the Fine Arts department of the University of Madrid until 2007. In 1973 she received a grant from the Juan March Foundation for a photographic project on hidden Spain for which she produced 15, 000 photos over 16 years. Between 1973 and 1988, she went all over Spain and produced over 850 photo-reportages. She never saw herself as a press photographer, as her work always benefitted from support from academic institutions. She uses black and white for its intimate and personal quality, keeping colour for photos where she is seeking a certain degree of objectivity.

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Médaillon en cours de création à l'atelier de Valérie Guillemin, Bordeaux, France Medallion in the making at Valérie Guillemin's workshop, Bordeaux, France © Valérie Guillemin

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sake of simplicity and because of time constraints, I decided to integrate the little girl into the tapestry design, in 2D, by drawing her. I therefore chose to shift towards performance art, so as to inhabit the space by carrying out a movement ritual. When I realised what was taking place thematically on the issues of the bodies of women, the connection with oppression and gender inequality, I decided to represent two other ages of women, to highlight these issues and bring to the fore the question of usage of representations of the female body in rituals and ceremonies, as seen as components of patriarchal domination. I added symbols such as the hand and eye that belong to my culture as well as a broader iconography. The eye symbolises the connection with knowledge through vision. The hand represents protection and the question of power. For me these symbols embody the spiritual dimension that I bear and I would therefore like it to feature prominently in my work. This notion of the body as a vehicle, which I have placed at the centre of my reflection on the occasion of this exhibition, also makes me think of the body as a surface of memory, which consequently carries and transmits memory. In the book Algérie Outre-mémoire 1 about the photographic work of Lazhar Mansouri 2, there is this quote by the writer Abdelkébir Khatibi: ‘the body is a concentric place where speaking commences and recommences.’ The author writes this sentence when he addresses the question of the meaning of signs in the practice of Berber tattoos. Elsa Guily: How was the meeting between your two universes, you a visual artist living in France and preparing an exhibition of contemporary art, and they Algerian embroiderers holding a specific knowledge and working to perpetuate the tradition? Dalila Dalléas Bouzar: Thanks to this experience, I was able to discover how these women live and work, as well as the social dimension of embroidery. This know-how was revealed to me through the participatory aspect of the work. How the art of embroidery conveys cultural memory was communicated. I really like that this whole dynamic is buoyed by women and in solidarity. Involving them around this work furthermore gives them economic significance, valuing them in terms of their expression within their family and society. Elsa Guily: Can you tell us about the medallion in the centre of the tapestry. What is its meaning and what does it refer to? 1. Mohand Abouda, Algérie Outre-mémoire, Editions Rubicube, 2003. 2. The photographer Lazhar Mansouri spent his whole life working in a small town in the Aurès Mountains where he ran a photo studio where the rural population posed as models from the 1950s to 1980s. Mohand Abouda has reconstructed a text based on these photographs, this valuable iconographic heritage providing a ‘unique’ memory in images of Algeria.

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Dalila Dalléas Bouzar: In Bordeaux, to be able to design the gold medallion that is placed on the little girl's heart, I asked Valérie Guillemin, a jeweller and a versatile practitioner in the Art of Metal, to create it. It was also an encounter. We discussed at length the meaning of the creation of the gold medallion within the framework of the themes addressed in the tapestry, such as the mystical, being a woman in this patriarchal world, etc. Producing this medallion also allowed her free reign with regard to her own concerns relating to these themes. Elsa Guily: The whole embroidery project represents a continuation to look for ways to recover a memory that has not been passed on, while calling into question the relationship with craftsmanship in Algeria and passing it on, on a collective level. To what extent could your relationship to art be perceived as a (re)search for memory? Dalila Dalléas Bouzar: The karakou made an impression on my childhood when I attended weddings in Algeria. It was clear to me that a crucial stage in a woman’s life materialised in the karakou: the transition from little girl or childhood, to woman or adulthood. This moment when the girl becomes a woman and enters the world of men to definitively belong to them. I wanted to make reference to this art of embroidery as bearing a meaning associated with the symbolism and challenges of relationships between men and women. I wanted to divert this know-how from its traditional function to stimulate further discourse on women, their bodies and social condition, to turn it into a new kind of power tool, one that serves liberation. The Adama tapestry will indeed be crowned with a degree of sacredness. It will serve as a commentary on women as powerful individuals, not subjected to patriarchy. In my biography, there is a degree of discontinuity in the Algerian culture I gained, certain things were not conveyed to me by my parents, whether it's memory or tradition. My reaction is to point out this lack, this disruption in the transmission. I use this lack to reactivate this memory or this knowledge but by nourishing it with a current reflection. This is what I am doing here with the hijacking of the karakou, which in Algeria has a great symbolic value in the way young girls look at their condition as women. Elsa Guily: Recently during the Friday demonstrations women reinterpreted the karakou to assert their position and visibility within society. What do you think about the way in which women have harnessed this traditional garment like a symbol to make their voices heard during the Hirak 3? 3. ‘Movement’ in Arabic. Term used to refer to events originally held to protest against Abdelaziz Bouteflika’s candidacy for a fifth presidential term of office, and that has been going on since 16th February 2019 to demand the departure of some the regime’s heayweights.

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Dalila Dalléas Bouzar: I think that the Hirak in Algeria is very powerful as a social movement. It’s a bit like an invocation that, when repeated every Friday at a public demonstration, like a prayer or ritual, creates a collective strength that goes beyond the subject. In this tale of the karakou that have taken to the streets, I detect a power of women dimension, claiming their place in public space. The karakou traditionally belongs to the private sphere; it is chiefly flaunted at weddings, in women-only spaces, and ends up shut in a cupboard. Taking it out into the street is a political act that marks the presence of women in Algerian society in a new way, even if the karakou paradoxically symbolises the submission of women in society, through marriage on a traditional level. By wearing it in the street, women are clearly staking their place and adopting a position against the sexist oppression incurred within the patriarchal system. I think this phenomenon and the question it raises about the weight of inherited traditions is positive. With regard to identities, it’s also a way of valuing culture and heritage. As a result of the acculturation driven by colonial rule, there’s a real lack of culture in Algeria and with respect to cultural memory, it’s a glaring problem.

Adama, détail, 2019 Adama, detail, 2019 © Dalila Dalléas Bouzar

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DÉCLOISONNER RENVERSER LE RÉGIME DU REGARD DANS L’HISTOIRE DE L’ART OCCIDENTAL

Elsa Guily : Tu viens d’évoquer le phénomène d’acculturation qui résulte de décennies de domination du pouvoir colonial en Algérie. J’aimerais revenir plus largement sur cette dimension dans ton travail. Dans la série des Princesses par exemple, tu m’avais déjà indiqué que le fond noir était là aussi une façon d’inverser le regard du spectateur sur ces portraits de femmes. Ton interprétation des Femmes d’Alger questionne aussi le régime du regard dans la peinture orientaliste, ainsi que les enjeux de pouvoir et de domination qui en découlent. Quel regard, à ton tour, portes-tu sur l’orientalisme ? Dalila Dallées Bouzar : Aujourd’hui, avec le recul et grâce au travail fondateur des études postcoloniales sur les régimes de représentations du chercheur américano-palestinien Edward Saïd (L’Orientalisme, 1978/1980), on sait que le courant artistique de l’orientalisme servait le projet colonial en tant qu’instrument idéologique visant à légitimer la domination politique et culturelle de l’Occident sur « l’Orient ». Les artistes orientalistes (peintres, écrivains) ont accompagné bon nombre d’expéditions militaires et ethnographiques aux XVIIIe et XIXe siècles. Nier l’identité des gens que l’on colonisait, à qui on prenait tout, faisait incontestablement partie des armes de guerre idéologiques de l’époque. Or si l’on veut aujourd’hui déconstruire un ordre donné des choses, il faut pouvoir précisément retracer la généalogie des discours établis. Utiliser la peinture à l’huile, le même médium que les peintres orientalistes, mais aussi technique par excellence du classicisme en peinture, est un choix stratégique qui me permet de retourner à la source de cette construction historique du discours occidental sur l’art. Les Femmes d’Alger de Delacroix, comme la campagne photographique de Marc Garanger pendant la Guerre d’Algérie à l’origine de ma série Princesses soulèvent tous deux la question de la double soumission au colonisateur et au patriarcat. M’y référer était clairement une manière pour moi de brandir un manifeste, une affirmation de mon être, en tant que peintre, une façon de me situer dans l’histoire de l’art, tout en m’affirmant en tant que femme algérienne, avec toute la connaissance que cela implique de la condition des femmes en Algérie, la vision que je peux en avoir de l’intérieur.

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DECOMPARTMENTALISE OVERTHROW THE REGIME OF THE GAZE IN THE HISTORY OF WESTERN ART

Elsa Guily: You have just mentioned the phenomenon of acculturation that results from decades of colonial domination in Algeria. I would like to come back to this dimension in your work. In the Princesses series, you already mentioned to me that the black background was a way of turning around the issue of the viewer’s gaze on these portraits of women. Your interpretation of the Femmes d’Alger (Women of Algiers) also examines the regime of the gaze in Orientalist painting, as well as consequent issues of power and domination. How do you view Orientalism? Dalila Dalléas Bouzar: Concerning Orientalism, today, with hindsight and thanks to founding postcolonial studies on regimes of orientalist representations undertaken by the Palestinian-American researcher Edward Saïd (L’Orientalisme, 1978 / 1980), we know that the ar tistic movement served the colonial project as an ideological tool enabling political and cultural domination from the West to be wielded on the ‘East’. Orientalist artists (painters, writers) accompanied many military and ethnographic expeditions in the 18th and 19th centuries. Denying the identity of the people being colonised, from whom everything was being taken, was unquestionably part of the ideological weapons of colonialism. Now, if we want to deconstruct the order of things, we need to be able to retrace the genealogy of the discourse. Using oil painting, the same medium as the orientalist painters, but also the technique of Classicism in painting, is a strategic choice that allows me to return to the source of this historical construction of the western discourse on art. Delacroix's Femmes d’Alger, like Marc Garanger's photographic campaign during the Algerian War at the origin of my series Princesses, both raise the question of the double submission to the colonizer and to patriarchy. By referring to it, it is clearly a way for me to wield a manifesto, asserting myself as an artist, a way of placing myself in the history of art, while asserting myself as an Algerian woman, with all the knowledge that comes with it of the status of women in Algeria, the vision that I can get my hands on from within.

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De haut en bas et de gauche à droite : Untitled #4, #5, #9, #11 Série Princesses, huile sur toile, 40 x 50 cm chaque, 2015-2016 From top to bottom and from left to right: Untitled #4, #5, #9, #11, Princesses Series, oil on canvas, 40 x 50 cm each, 2015-2016 © Dalila Dalléas Bouzar

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PEINDRE RETOURNER À LA SOURCE Elsa Guily : Dans l’exposition se trouve également une série de peinture que tu as réalisées pour l’occasion et que tu as nommées Sorcières. Comment articules-tu ces peintures à la tapisserie Adama ? Dalila Dalléas Bouzar : L’idée de cette série de peintures m’est venue quand je me suis intéressée à l’histoire de la sorcière à travers les âges. L’image que nous avons aujourd’hui de la sorcière est avant tout le produit d’une vision masculine qui domine la société depuis des siècles. Une des raisons des multiples « chasses aux sorcières » menées en Europe tient au fait que ces femmes possédaient un certain nombre de savoirs séculaires, souvent transmis de mère en fille - on en revient encore une fois à l’idée de la transmission -, savoirs liés par exemple à la médecine et aux soins. Ces savoirs étaient la condition d’une indépendance intellectuelle et souvent aussi financière de ces femmes, ce que les représentants du patriarcat voyaient d’un très mauvais œil et qu’ils se sont donc évertués à éliminer. Il y a un parallèle intéressant entre ces figures de sorcières et les brodeuses qui doivent parfois se battre pour pouvoir continuer à exercer leur savoir et ainsi préserver une certaine forme de liberté. Pour réaliser cette série, j’ai peint d’après trois modèles : ma fille, Bettina, alors âgée de cinq ans, une jeune femme, Anaïs Umba Wa et une femme plus âgée, Barbara Schroeder. Cette série fait écho à la tapisserie Adama. J’ai voulu y montrer des corps libres, libérés de tout carcan, et donnant accès à la liberté. Je considère aussi d’ailleurs la peinture elle-même comme ayant une dimension charnelle, que ce soit la toile, qui s’apparente à la peau, ou les pigments, notamment dans leurs déclinaisons de couleurs chair. Dans ma pratique de la performance, la peinture est toujours présente sous forme liquide et sous forme de peinture corporelle appliquée sur la peau. Elsa Guily : Comment expliques-tu le choix des couleurs dans cette série d’œuvres, et particulièrement l’utilisation du noir pour la tapisserie ? Ce n’est pas vraiment une couleur associée au symbole du mariage… Dalila Dalléas Bouzar : Une part importante de mon écriture picturale se joue dans la constitution de ma palette chromatique. J’ai développé une forme d’obsession pour certaines couleurs comme le rose et les variations de tons couleur chair ; les couleurs terre, le sépia, terre de sienne brûlée ; le vert ou encore le noir. Le noir s’est imposé depuis peu, mais avec une telle force

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qu’il occupe désormais une place centrale dans mon œuvre et est devenu un mode récurrent de mon langage visuel. Il apporte une nouvelle dimension, quasi mystique. Sur un plan technique, l’utilisation de cette couleur permet d’inverser les valeurs qu’on lui attribue traditionnellement sur le plan moral, où elle est associée à tout ce qui est sombre, négatif. J’aime procéder à cette inversion des valeurs notamment sur le plan de la luminosité : le noir est ce qui permet au gris de devenir lumineux, et au blanc de se hisser au rang de véritable couleur. J’aime bien le noir également, car c’est la couleur de l’univers, de l’espace. Depuis peu, je l’applique régulièrement sur les mains comme une couleur de pouvoir. Dans un contexte de discours sur l’Afrique, je pense que j’ai aussi voulu réagir aux symboliques coloristes identitaires. C’est une façon de dire que cette couleur noire m’appartient aussi à moi, en tout cas en tant que femme et en tant qu’Africaine.

PAINTING GET TO THE ROOT Elsa Guily: In the exhibition there is also a series of paintings that you made for the occasion and that you named Sorcières (Witches). How did you articulate the paintings in the Sorcières series and the Adama tapestry? Dalila Dalléas Bouzar: The idea for this series of paintings came to me when I became interested in the history of the witch through the ages. The image we have of the witch today is above all the product of a male vision that has dominated society for centuries. One of the reasons for the many "witch hunts" carried out in Europe is the fact that these women possessed a number of age-old skills often inherited from mothers to daughters - we come back once again to the idea of transmission - skills linked, for example, to medicine and care. This knowledge was a precondition for the intellectual and often also financial independence of these women, which the representatives of the patriarchate took a very dim view of and which they therefore endeavoured to eliminate. There is an interesting parallel between these witch figures and the embroiderers who sometimes have to fight to be able to continue to exercise their knowledge and thus preserve a certain form of freedom. To make this series, I painted from three models: my daughter, Bettina, then five years old, a young woman, Anaïs Umba Wa and an older woman, Barbara Schroeder. This series echoes the Adama

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tapestry. I wanted to show bodies that are free, free from all restraints, and that give access to freedom. I also consider the painting itself to have a carnal dimension, whether it is the canvas, which is similar to the skin, or the pigments, especially in their flesh-coloured variations. In my performance practice, painting is always present in liquid form and as body paint applied to the skin. Elsa Guily: How do you explain the choice of colours in this series of works, particularly the use of black for the tapestry? It's not really a colour associated with the symbol of marriage... Dalila DallÊas Bouzar: An important part of my pictorial writing plays out through my choice of chromatic palette. I have developed a form of obsession for certain colours. I began to focus on several of them, such as pink (skin tone variations), earth tones (sepia, burnt sienna), green and black. Black, which has only recently imposed itself, but with such strength that it is now central to my work, has become a recurring feature in my pictorial language, since I produced the Princesses series. Black brings a new, almost mystical dimension. On a technical level, use of this colour enables a reversal of the values traditionally attributed to it from a moral point of view, where it is associated with all that is sombre and negative. I love this reversal of values especially in terms of luminosity: black enables grey to become bright, and white to develop into colour, to break free from its status of half-baked colour, that does not per se exist. I also like black, as it is the colour of the universe and space. Lately I’ve been regularly applying it to my hands like a colour of power. Within the context of discourse on Africa, I think that I also wanted to react to colourist identity symbolism. It’s a way of saying that this black colour also belongs to me, in any case as an African.

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SORCIÈRES #1, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #2, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #3, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #4, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #5, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #6, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #7, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #8, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #9, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #10, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #11, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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SORCIÈRES #12, 2019, technique mixte sur toile / mixed media on canvas, 114 x 146 cm © Dalila Dalléas Bouzar, Courtesy Galerie Cécile Fakhoury

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PERFORMER AGIR SUR LES REPRÉSENTATIONS Elsa Guily : En te réappropriant la tradition du karakou, en t’inscrivant dans l’histoire de la peinture occidentale, tu inventes une nouvelle grammaire plastique. Par ce geste, tu déplaces les codes sociaux-culturels qui y sont rattachés vers un autre cadre, symbolique, où la représentation du corps de la femme émancipée est possible. Comment ce déplacement a-t-il continué d’opérer pendant la performance qui a eu lieu le jour du vernissage de l’exposition ? Dalila Dallées Bouzar : Je ne pense pas la performance comme un objet mais comme une nécessité de faire, d’être dans l’agir et le performatif. La performance que j’ai faite est un rituel de déplacement de corps. La tapisserie Adama servait de scène à l’action. Ma problématique était la suivante : comment déplacer symboliquement le corps de la femme du lieu où il est retenu en otage vers sa place originelle ? Pendant la performance, j’ai préparé l’espace et mon propre corps de sorte qu’il devienne l’instrument principal au service du rituel. La solution que j’ai trouvée est de manger un corps symbolique fait de pâte d’amande et revêtu d’une robe de mariée. Le déplacement s’est opéré sur un plan symbolique. Dans cet acte d’ingestion, mon propre corps devient alors le réceptacle du corps symbolique, mon corps devient un nouveau lieu, celui de l’émancipation. On voit que le détournement d’abord opéré par le biais de la tapisserie se poursuit dans la performance, qui détourne les codes du rituel du mariage pour redonner au corps de la femme son indépendance et sa puissance, notamment au moyen d’objets utilisés traditionnellement pour le mariage comme les johor, ces perles d’eau douce ornant la chedda 1 de Tlemcen, le haïk 2 traditionnel de Tlemcem, la robe de mariée, l’or. J’ai aussi utilisé des miroirs, des perles, des plumes, des dents de sorcières en porcelaine, etc. L’or occupe une place essentielle dans ce rituel. Il est le symbole du pouvoir et de la lumière. À la fin du rituel, après m’être lavée, je me peins le visage d’or et je me coiffe de la couronne en or de ma mère, qui l’a reçue de sa propre mère. Ce geste me permet de réactiver la filiation dont je suis issue, dans le cadre du rituel, afin de pouvoir agir sur cette filiation et engendrer un processus de libération « transgénérationnel », potentiellement réparateur. J’utilise la performance parce que cela crée un autre rapport au public. Je ne me présente pas en tant que Dalila. Je me maquille, me place à distance de moimême, tout en créant un autre rapport à l’art, au monde et à l’altérité. 1. Tunique traditionnelle. 2. Tenue traditionnelle faite d’une étoffe rectangulaire recouvrant tout le corps.

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PERFORMING ADDRESSING PERCEPTIONS Elsa Guily: By adapting this karakou tradition, by inscribing yourself in the history of western painting, you invent a new plastic grammar. Through this gesture, you are shifting related social cultural codes towards another symbolic framework where the representation of the emancipated woman's body is possible. How did this shift that took place on the day of the opening of the exhibition continue to operate during the performance? Dalila Dallées Bouzar: I don't think of performance as an object but as a necessity to do, to be in the act and the performative. The performance I made is a ritual of body displacement. The Adama tapestry served as a stage for the action. My problem was how to symbolically move the woman's body from the place where it is held hostage to its original place. During the performance, I prepared the space and my own body so that it would become the main instrument in the service of the ritual. The solution I found was to eat a symbolic body made of marzipan and dressed in a wedding dress. The displacement took place on a symbolic level. In this act of ingestion, my own body then becomes the receptacle of the symbolic body, my body becomes a new place, that of emancipation. We can see that the diversion first operated through the tapestry continues in the performance which diverts the codes of the ritual of marriage to give back to the woman's body its independence and power. Notably through the use of objects traditionally used for marriage such as the johor, the freshwater pearls adorning the chedda 1 of Tlemcen, the traditional haïk 2 of Tlemcem, the wedding dress, gold. I also used mirrors, beads, feathers, porcelain witches' teeth, etc. Gold plays an essential role in this ritual. It is the symbol of power and light. At the end of the ritual, after washing, I paint my face with gold and put on my mother’s golden crown, handed down from her mother. This act enables me to revive my descent, within the ritual, so as to be able to act on this descent and engender a potentially restorative process of ‘trans-generational’ liberation. I like performance because it creates another relationship with the public. I don’t introduce myself as Dalila. I put on make-up, distancing the real me, while creating another relationship to art, to the world and to otherness. 1. Traditional tunic 2. Traditional attire made from rectangular fabric covering the whole body.

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Accessoires de la performance : robe de mariée seconde-main, tissu doré, dents de sorcières en porcelaine, perles. Performance accessories: second hand wedding dress, gold fabric, porcelain witch teeth, pearls. © Dalila Dalléas Bouzar

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Performance de Dalila Dalléas Bouzar lors du vernissage de son exposition personnelle Innocente, du 13 décembre 2019 au 29 février 2020. Performance by Dalila Dalléas Bouzar at the opening of her solo exhibition Innocente, from December 13, 2019 to February 29, 2020. © Dalila Dalléas Bouzar

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DÉCONSTRUIRE LES REPRÉSENTATIONS DE LA VIOLENCE PARTIARCALE Elsa Guily : Toute une iconographie dans l’histoire de l’art représente l’idée de nation sous la forme d’un corps féminin, qui enfante, accueille. Cette iconographie trouve sa source dans les représentations des conquêtes impérialistes et coloniales : on retrouve derrière cela ce désir du corps de l’autre, sur lequel on projette sa domination, l’idée d’un territoire convoité, dont on cherche à prendre le contrôle. Étant donné que tu évoques le complexe du colonisé, nous pourrions également revenir sur le rôle de la femme et de son corps lors de la guerre d’indépendance en Algérie… Dalila Dallées Bouzar : Dans un régime patriarcal, l’identité masculine se définit à partir du rapport aux corps féminins. Les hommes ont accès au monde par le corps des femmes, littéralement, puis à travers la perception qu’ils en ont. Ils s’ancrent dans le monde à travers ce corps, en exerçant un contrôle dessus. Ils projettent l’image qu’ils ont d’eux-mêmes dans la femme, comme dans un miroir, et vivent la perception qu’ils ont de leur propre corps à travers celui qu’ils identifient comme « féminin ». En fait, leur rapport au monde est totalement fragile et interdépendant de celui des femmes. Simplement, le système de domination masculine modifie ce rapport, en assignant à la femme la place d’un sujet dépendant de façon vitale de l’homme, allant même jusqu’à formater les femmes de manière à ce qu’elles se conçoivent uniquement à travers le prisme du regard masculin. Or, d’après mon expérience, je perçois la femme comme une entité beaucoup plus indépendante que ne l’est l’homme, et faisant comme écho au monde. L’homme, de son côté, me paraît arriver dans le monde comme en décalage. Il a du mal à y trouver sa place et s’accroche à la femme dans une sorte de relation de symbiose, au sein de laquelle il développe une volonté de la contrôler, de peur qu’elle ne lui échappe. Pour illustrer cette manière dont je perçois les choses, je ferais référence à l’image d’un homme et d’une femme possédant chacun une boîte contenant leur propre objet vital. L’homme confie sa boîte à la femme. Il la charge de la garder pour lui. Pourtant, elle contient des choses très importantes à ses yeux. Alors, il se permet de surveiller la femme, de lui ordonner de faire attention à sa boîte, sous prétexte qu’il lui a donné cette responsabilité de veiller sur ce qui lui est le plus cher. Dans cette image, la notion de la domination de l’homme sur la femme apparaît de manière évidente. Le fait de confier quelque chose d’important à l’autre modifie les rapports entre les deux individus et permet à l’un de rendre l’autre responsable de son destin. Pourquoi la femme seraitelle responsable de l’honneur de l’homme ?

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Elsa Guily : Afin de refermer la boucle que nous venons d’ouvrir avec cette conversation, revenons sur les notions de signes et de symboles, qui dans ton œuvre sont empruntées à différentes époques et cultures. Dans quelle mesure ta pratique est-elle la matérialisation d’une conversation, de paroles qui t’entourent, te construisent ? Dalila Dallées Bouzar : Quand tu fais de l’art, tu deviens une sorte de canal de pensée, à travers lequel s’expriment diverses voix. J’ai l’impression qu’il y a comme un secret que je cherche et qu’il me faut révéler, comme si quelqu’un d’une génération antérieure me parlait. Un peu comme quelque chose qui tape à la porte de façon continue. Si tu considères l’artiste comme quelqu’un qui se connecte à la connaissance, ce sont de fait d’autres voix qui s’expriment aussi à travers son travail. Dans mon propre travail, je m’intéresse ainsi à quelque chose de profond, qui touche à l’existence de l’être humain ; les forces qui l’habitent qu’il n’arrive pas à dépasser, de l’ordre du déterminisme. Pourtant l’essence de l’humain se situe ailleurs, au-delà de la matière et des contingences. À travers mes œuvres, j’essaie d’exprimer cette vision.

DECONSTRUCTING REPRESENTATIONS OF PARTIARCHAL VIOLENCE Elsa Guily: A whole iconography in the history of art represents the idea of nation in the form of a female body that gives birth and accommodates. This iconography originates in representations of imperialist and colonial conquests: behind it we find this desire for the body of another, onto which domination is projected, the idea of a coveted land, of which control is sought. Given that you evoke colonial mentality, we could also revisit the role of women and their bodies during the War of Independence in Algeria… Dalila Dallées Bouzar: In a patriarchal regime, male identity is defined in relation to the female body. Men have access to the world through women’s bodies, literally, then through their perception of it. They are grounded in this world through this body, by keeping control of it. They project the image that they have of themselves in woman, like in a mirror, and experience the perception that they have of their own body through the one that they identify as female’. In fact, their relationship with the world is completely fragile and inseparable from that of women. Basically, the system of male

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domination modifies this relationship, by assigning women the position of subject vitally dependant on men, even going so far as to brainwash women so that they only see themselves through the prism of the male gaze. Yet, in my experience, I see women as much more independent entities than men, and a reflection of the world. In my opinion men arrive in the world out of step. They have difficulty finding their place and cling to a woman in a sort of symbiotic relationship within which a desire to control her develops, from fear of her escaping him. To illustrate this way that I see things, I’ll refer to the image of a man and a woman each with a box containing their own vital object. The man entrusts the woman with his box. He puts her in charge of looking after it for him. However, it contains very important things in his view. So, he takes the liberty of keeping a close eye on the woman, to tell her to be careful of his box, on the pretext that he has given her this responsibility to mind what is most dear to him. In this image, the notion of man’s domination over women is obvious. Entrusting something important to someone else changes the relationships between the two individuals and enables one to make the other responsible for his fate. Why should women be responsible for male honour? Elsa Guily: So as to draw this conversation to a close, let’s go back to the notions of signs and symbols, which in your work are borrowed from different times and cultures. To what extent is your practice the manifestation of a conversation, words that surround you, form you? Dalila Dallées Bouzar: When you create art, you become a sort of channel of thought through which various voices are expressed. I have the impression that there is a kind of secret that I am looking for and that needs to be revealed to me, as if someone from a previous generation was talking to me. A bit like something continuously knocking at the door. If the artist is regarded as someone connected to their consciousness, other voices are also being expressed in their work. In my own work, I am thus interested in something much deeper, which affects the existence of human beings; forces deep within and that cannot be surpassed, determinism. Yet the essence of the human being lies elsewhere, beyond matter and contingencies. Through my works, I try to express this vision, this feeling that inhabits me.

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Dessin de Bettina Dalléas, fille de Dalila Dalléas Bouzar, ayant servi d'inspiration pour l'œuvre Sorcières #3, feutre sur papier, 2019 Drawing by Bettina Dalléas, daughter of Dalila Dalléas Bouzar, used as inspiration for the work Sorcières #3, felt-tip pen on paper, 2019 © Bettina Dalléas

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REMERCIEMENTS Je remercie les collaborateurs de ce livre dont Elsa Guily qui a sillonné les routes d’Algérie avec moi, Charlotte Reynders, brillante étudiante de Princeton, les personnes sans qui le livre n’aurait pas été possible, Cécile Fakhoury, très engagée auprès des artistes, son équipe de choc, Suzanne Vogel, Delphine Lopez, Francis Coraboeuf, David Dolebge, … Un grand remerciement également à ma famille de Chlef et de Nedroma : Apa, Miya, Bili, Kheira, Hassan Bouzar et Brahim, Chafika, Imene Rachedi ; Fatema Nahi, brodeuse qui a donné vie à la tapisserie Adama, ainsi qu’à la bijoutière Valérie Guillemin, qui l’a ornée d’une si belle manière. Également pour ces discussions passionnantes Naim Boukir, artiste. Enfin, je remercie le réviseur et mari Frédéric Dalléas, qui me soutient depuis le début avec beaucoup d’amour, mes fans number one, mes enfants Soléman et Bettina, Fairouz Bouzar, Toni Levy et j’en oublie forcément. Je remercie aussi Bernadette Nadia Saou-Dufrêne qui m’a suivie et encouragée dès le début du projet de la tapisserie Adama ainsi que Wassyla Tamzali. Soutiens La tapisserie Adama a été réalisée avec le soutien de la galerie Cécile Fakhoury, de l'Ambassade de France en Algérie, des Ateliers Sauvages de Wassyla Tamzali et de la Draac Aquitaine.

ACKNOWLEDGEMENTS I would like to thank the collaborators of this book, including Elsa Guily who travelled the roads of Algeria with me, Charlotte Reynders, a brilliant student from Princeton, the people without whom the book would not have been possible, Cécile Fakhoury, who is very committed to the artists, her crack team, Suzanne Vogel, Delphine Lopez, Francis Coraboeuf, David Dolebge, ... Many thanks also to my family from Chlef and Nedroma: Apa, Miya, Bili, Kheira, Hassan Bouzar and Brahim, Chafika, Imene Rachedi; Fatema Nahi, the embroiderer who gave life to the Adama tapestry, as well as the jeweller Valérie Guillemin, who decorated it in such a beautiful way. Also for these fascinating discussions Naim Boukir, artist. Finally, I would like to thank the reviser and husband Frédéric Dalléas, who has supported me from the beginning with a great deal of love, my number one fans, my children Soléman and Bettina, Fairouz Bouzar, Toni Levy and I inevitably forget some of them. I would also like to thank Bernadette Nadia Saou-Dufrêne who has followed and encouraged me from the beginning of the Adama tapestry project as well as Wassyla Tamzali. Supports The Adama tapestry was created with the support of the Cécile Fakhoury Gallery, the French Embassy in Algeria, the Ateliers Sauvages de Wassyla Tamzali and the Draac Aquitaine.

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Dalila Dalléas Bouzar, Galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan, 2019. Dalila Dalléas Bouzar, Galerie Cécile Fakhoury, in Abidjan, 2019. © Issam Zejly

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Dalila Dalléas Bouzar Née en 1974 à Oran, Algérie. Vit et travaille à Bordeaux, France. Dalila Dalléas Bouzar questionne le statut du peintre, l’histoire de l’art et la représentation comme outils de pouvoir. La peinture est le moteur d’une réflexion née de sa révolte face à la condition des femmes et à l’histoire des dominations. L’artiste acquiert une forte reconnaissance depuis 2004, en exposant à la Biennale de Dakar, au Musée de Kaoshiung à Taïwan, au Musée des civilisations noires de Dakar, au Musée d’Aquitaine de Bordeaux, au Kunstraum Bethanien à Berlin, en France dans des centres d’art, en Algérie à l’Institut français, etc. En réinterprétant les images de l’histoire algérienne, elle aborde la mémoire individuelle et collective dans Algérie Année Zéro (2012) ou Princesses (2015) ainsi que la vision fantasmée de l’Orient dans Femmes d’Alger d’après Delacroix (2012-18). Dans les séries Omar (2018) ou Saint-Georges et le dragon (2018) elle cherche à peindre des identités invisibles dans le champ des représentations dominantes d’hier et d’aujourd’hui. Partant de la peinture, sa recherche se décline dans ses performances : elle déconstruit les clichés de la représentation des femmes arabes dans Studio Orient (Quai Branly - 2019), elle ritualise le lien du peintre au monde et au musée (1/365 Révolution - Musée des Civilisations noires de Dakar) ou encore questionne le statut du peintre aujourd’hui avec Studio Dakar (2018), dans le cadre de la Biennale de Dakar, en réalisant à l’huile les portraits de passants à Ouakam et Grand-Yoff (Sénégal). Installée à Bordeaux depuis 2014, Dalila Dalléas Bouzar a fondé un groupe d’artistes, grOEp, engagé dans la reconnaissance de leur métier et développant une réflexion sur la notion de déplacement. Après avoir été en résidence en 2019 aux Archives départementales de Bordeaux, grOEp sera en résidence à Bruxelles pour y mettre en œuvre le projet européen BB’ (Bordeaux-Bruxelles). Expositions récentes : Galerie Cécile Fakhoury (Abidjan, 2016 et 2019), Musée des Civilisations noires (Dakar, 2019), Biennale de Dakar (2016 et 2018), Biennale du Caire (2018), SAFFCA (Johannesburg, 2018).

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Dalila Dalléas Bouzar Born in 1974 in Oran, Algeria. She lives and works in Bordeaux, France. Dalila Dalléas Bouzar questions the status of the painter, ar t history, and representation as a power tool. Painting fuels her ongoing research, born from her revolt against the condition of women and the domination patterns. The artist has gained strong recognition since 2004, exhibiting at the Dakar Biennale, the Museum of Kaoshiung in Taiwan, the Museum of Black Civilizations in Dakar, the Museum of Aquitaine in Bordeaux, the Kunstraum Bethanien in Berlin, in France in art centers, in Algeria at the French Institute, etc. By reinterpreting archive images extracted from Algeria’s history, she explores individual and collective memory in Algérie Année Zéro (Algeria Year Zero), 2012 or Princesses, 2015, as well as the fantasy image of Orient in the series Femmes d’Alger d’après Delacroix (Women of Algiers after Delacroix), 2012-18. In the series Omar, 2018 or Saint-Georges et le dragon (Saint- Georges and the Dragon), 2018, she seeks to paint invisible identities into the field of past and current dominant representations. Transcending painting, her research extends to performances; Dalila Dalléas Bouzar breaks the representational clichés of Arabic women in Studio Orient (Musée du Quai Branly, Paris, 2019), she ritualises the link between the painter, the world, and the museum in 1/365 Revolution (Musée des Civilisations Noires, Dakar, Senegal, 2019) and challenges the role of the painter in Studio Dakar (2018), a performance where she painted portraits of strangers from Ouakam and Grand-Yoff in the frame of Dakar Biennale. Based in Bordeaux since 2014, Dalila Dalléas Bouzar has founded a group of artists, grOEp, committed to the recognition of their profession and developing a reflection on the notion of displacement. After a residency in 2019 at the Bordeaux Departmental Archives, grOEp will be in residence in Brussels to implement the European project BB' (Bordeaux-Brussels). Recent exhibitions: Galerie Cécile Fakhoury (Abidjan, 2016 and 2019), Musée des Civilisations noires (Dakar, 2019), Dakar Biennale (2016 and 2018), Cairo Biennale (2018), SAFFCA (Johannesburg, 2018).

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Expositions personnelles / Selected Solo Exhibitions

2020 Une part de soi, Galerie Regard Sud, Lyon, France 2019 Innocente, Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, Côte d’Ivoire 2018 Studio Paris, AKAA - Art & Design Fair, Paris, France Atlantique noir, Galerie Cécile Fakhoury, Dakar, Sénégal Studio Dakar, Biennale de Dakar, Sénégal Atlantique Noir, SAFFCA August House, Johannesburg, Afrique du Sud 2016 In her room, Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, Côte d’Ivoire 2015 Hoor’s dream and Soléman, galerie Mamia Brétesché, Paris, France 2014 Malaïka, Street Art, Brossac cdc4b, France 2012 Topographie de la terreur, galerie Listros, Berlin, Allemagne Algérie Année 0, Institut Français d’Oran, Algérie Algérie Année 0, Médiathèque Nelson Mandela, Vitry sur Seine, France

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Expositions collectives / Group Exhibitions

2020

2018

Quelque part entre le silence et les parlers, Maison des Arts, Centre d’art contemporain de Malakoff (Cur. par Florian Gaité), France

Something Else, Cairo Biennial Off, Le Caire, Égypte 1-54 Contemporary African Art Fair, Galerie Cécile Fakhoury, Londres, Royaume-Uni

BB’, projet européen développé par grOEp, Bruxelles, Belgique

L’Esprit du large chapitre II, Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, Côte d’Ivoire

L’Algérie pour mémoire, Témoignages autour de «La Question», 1958 - 2018, Centre Culturel Algérien, Paris, France

L’Esprit du large, Galerie Cécile Fakhoury, Dakar, Sénégal

Vue d’Alger, Galerie Jean-Luc et Takako Richard, Paris, France

Tattoo, Musée Kaohsiung, Taïwan

Les Visionnaires, Galerie Cécile Fakhoury, Abidjan, Côte d’Ivoire

2019

Innocente, Cur. Bernadette Dufrêne, Musée du Bardo, Alger, Algérie

The Matter, Immeuble Grey, Dakar Bienial Off, Dakar, Sénégal

Sorcières ! Cur. Marie Deparis-Yafil, H2M, Bourg-en-Bresse, France

1-54 African Art Fair Marrakech , Galerie Cécile Fakhoury, La Mamounia, Maroc

1-54 Contemporary African Art Fair, Galerie Cécile Fakhoury, New York, États-Unis

Fusions, Mc2a, Fondation Saffca, Espace Saint rémi, Bordeaux, France

Parce que nous sommes, Cur. Bénédicte Samson, Musée des Civilisations Noires, Dakar, Sénégal

BB’, Bordeaux-Berlin, Ventilator Projektraum, Berlin, Allemagne

1/365 Révolution, Musée des Civilisations Noires, Dakar, Sénégal (Performance)

2017 30 édition des Instants Vidéo, Marseille, France e

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Expositions collectives / Group Exhibitions

2015

Mix[cités], galerie GVCC, Casablanca, Maroc

Beiruth Art Fair, galerie Mamia Brétesché, Liban

Art Paris Art Fair, Galerie Cécile Fakhoury, Paris, France

Yesternow, Baalhaus Naunynstrasse, Berlin, Allemagne

Festival international d’art vidéo de Casablanca, Maroc

2014

Flash !, galerie DX, Bordeaux, France

Liberté, mon amour le prisonnier politique et son combat, Fête de l’Humanité, Paris, France

Wac, Week end art contemporain, CAPC, Bordeaux, Paris

2013

AnneXAfrique, Rocher Palmer, Bordeaux, Paris

Körnelia - Goldrausch 2013, Galerie am Körnerpark, Berlin Art Week, Berlin, Allemagne

2016

À nos pères, galerie 2.13pm, Paris, France

1-54 Contemporary African Art Fair, Galerie Cécile Fakhoury, Londres, Royaume-Uni

2012 Amnésia, Galerie Karima Célestin, Marseille, France

Réenchantements, Biennale de Dakar, Simon Njami (Curator), Dakar, Sénégal

2011 Nomads-Settled, Kunstraum Béthanien, Berlin, Allemagne

Excalibitur, St Martin 18, Lausanne, Suisse

Here and Now…Amnésia, Savvy contemporary, Berlin, Allemagne

Galerie Mamia Brétesché, Paris, France

2010

Who’s dream, Zaad, Zone d’activité artistique à domicile, Bordeaux, France

Between two Cities, Galerie G11, Berlin, Allemagne Biennale de Dakar IN, Dakar, Sénégal

Envie d’identité, performance dans le cadre d’un été métropolitain, Bordeaux, France

FOCUS 10, Off Art Fair Basel, Bâle, Suisse

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Formation / Training

2003 DNSAP - École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris 1997 Licence de biologie, Université Pierre et Marie curie, Paris

Prix / Awards

2017 Lauréate du Prix de la Fondation l’Art est Vivant 2013 Lauréate du Goldrausch Künstlerinnen Projekt It, Programme Postdiplôme, Berlin, Allemagne 2003 Lauréate de la Fondation pour la vocation Marcel Bleustein-Blanchet

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Collections

Collection Appartements, Oran, Algérie Fondation Lazaar, Suisse Collection Musée Staro Selo, Serbie Collection SAFFCA, Johannesbourg, Afrique du Sud Fonds de dotation l’Art est Vivant, France

Résidences / Residencies

2019 Les Ateliers Sauvages, Alger, Algérie 2018 SAFFCA (Southern African Foundation For Contemporary Art), August House, Johannesburg, Afrique du Sud The Matter, Dakar, Sénégal 2011 Centre culturel français de Pointe-Noire, Congo-Brazzaville 2004 Éco-musée de Staro Selo, Serbie 2003 Appartements, Oran, Algérie

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Publications et conférences / Publications and talks

2020 L'Algérie en mouvement : vers la recréation d'un récit national ? Rencontre modérée par Bernadette Nadia Saou-Dufrêne, La Colonie, Paris 2019 Innocente, Catalogue d'exposition édité par la Galerie Cécile Fakhoury Tout passe sauf le passé, performance et séminaire, Musée d’Aquitaine, Bordeaux, France 2013 Monographie, édité par Goldrausch Künstlerinnenprojekt 2012 Algérie Année 0 ou quand commence la mémoire, bilingue, éditions barzakh, Alger Estetisk rensning, Essai d’art par Dan Jönsson, éditions 10TAL, Stockholm

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Ce catalogue accompagne l’exposition Innocente de Dalila Dalléas Bouzar à la Galerie Cécile Fakhoury à Abidjan, du 13 décembre 2019 au 29 février 2020.

Coordination éditoriale Suzanne Vogel Textes HISTOIRE DE RENCONTRE(R)

Introduction :

par Elsa Guily et Delphine Lopez (p.3 à 8), Entretien :

par Elsa Guily (p.22 à 87), Traduction : Louise Jablonowska CHAIR DE L'IMAGE, CHAIR DU MONDE

par Charlotte Grove Reynders (p.11 à 19), Traduction : Frédéric Dalléas Photographies Valérie Guillemin (p.32, 35), Samuel Ouedraogo (p.82-83), Issam Zejly (p.20, 26, 28, 31, 39, 49 à 77, 88 et 93.) Design Elfie Barreau Impression Escourbiac, France

Catalogue © Galerie Cécile Fakhoury, 2019 - 2020 Œuvres © Dalila Dalléas Bouzar, 2019 Texte © Elsa Guily, 2019 Texte © Charlotte Grove Reynders, 2019

ISBN 978-2-9542653-5-3

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Galerie Cécile Fakhoury - Abidjan Boulevard Latrille, entre le Carrefour de la Vie et le Carrefour de la RTI, entre la Sodemi et l’Immeuble Carbone 06 BP 6499 Abidjan 06 - Côte d’Ivoire Tel: +225 22 44 66 77 galerie@cecilefakhoury.com www.cecilefakhoury.com




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