3441 Dans Maupassant, le sergent Bourgogne et Marguerite Duras, Gilles Lapouge égrène ses vagabondages littéraires.

Dans "Maupassant, le sergent Bourgogne et Marguerite Duras", Gilles Lapouge égrène ses vagabondages littéraires.

R. DUMAS POUR L’EXPRESS

Bernard Pivot l'a tweeté en ce 31 juillet: "Mort à 96 ans d'un grand journaliste et d'un grand écrivain: Gilles Lapouge. J'ai dit, répété que j'aurais voulu écrire avec sa grâce, son humour, sa culture immense et originale, sa manière d'allier des mots qui ne se sont jamais rencontrés. Modeste jusqu'à partir un 31 juillet!" Bernard Pivot était un ami (ils ont créé ensemble Ouvrez les guillemets en 1973), et un grand admirateur de son aîné, Gilles Lapouge. A l'instar de beaucoup de ceux qui l'ont rencontré lors de son long périple sur terre... Membre enthousiaste et éclairé des jurys du prix des Deux Magots et du prix Jean Giono, il participait jusqu'à peu aux délibérations, toujours souriant. A peine au détour d'une phrase, pouvait-on entendre que ses jambes ne le portaient plus guère.

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Pour notre part, nous avions rencontré ce voyageur intrépide il y a quatorze ans, le temps d'apprécier l'homme au sourire en coin, curieux de tout, l'oeil pétillant en perpétuel mouvement. Il venait de publier Le Bois des amoureux chez Albin Michel. L'occasion de dresser dans L'Express le portrait de cet incroyable écrivain journaliste, qui fut certainement le plus long correspondant de presse permanent de tous les temps. Jusqu'à son dernier souffle, il envoya tous les jours son billet "européen" au quotidien de Sao Paulo, O Estado de Sao Paulo. Une belle leçon de journalisme! Retour en 2006.

Une vie façonnée par les hasards et les quiproquos

"Je n'aime que la Suisse !" Mi-goguenard, mi-sérieux, Gilles Lapouge en cette fin de repas. Michel Le Bris, Jacques Meunier, Alain Dugrand auraient-ils intronisé dans la grande famille des écrivains-voyageurs un imposteur ? A quoi bon avoir bourlingué entre São Paulo et Belem do Para, traîné ses guêtres en Inde et en Islande, pour chanter l'éloge absolu de l'Helvétie ?

D'anecdote en digression, Gilles Lapouge aggrave son cas : "Je n'ai aucun sens de l'orientation et me perds tout le temps. En outre, je suis incapable de parler une langue étrangère." Fabulateur, Gilles Lapouge et ses 83 printemps qui en pèsent facilement dix de moins ? Non, juste adepte des pieds de nez et friand du paradoxe. Normal, au regard de la vie de ce journaliste-romancier-essayiste-homme de radio façonnée par les hasards et les quiproquos.

Elevé à Oran, en Algérie, le petit Lapouge ne rêve que de neige. Débarqué à Paris après la guerre pour suivre Sciences-po, il ne met pas les pieds rue Saint-Guillaume - "ils ressemblaient tous à Giscard." Jeune lettré au chômage, le voilà recommandé par l'historien Fernand Braudel pour un poste de journaliste économique au Brésil. "Je ne connaissais rien à l'économie et pas un mot de portugais", s'amuse Lapouge. Retour à Paris trois ans plus tard, où il deviendra, des lustres durant, le correspondant permanent pour l'Europe du quotidien de Sao Paulo, O Estado de Sao Paulo.

La fantaisie érigée en art

Parallèlement à ses articles, Lapouge s'essaie à la poésie et au roman. Un soldat en déroute, le premier publié, en 1963, par Castermann, l'éditeur de Tintin ( !), est un bide. Son deuxième livre, Les Pirates, paru chez Balland "passe complètement inaperçu." Pas de panique ! Immarcescible, Lapouge persévère. Avec raison. Equinoxiales, en 1977, emporte enfin l'attention. Suivront, entre autres, La Bataille de Wagram (finaliste du Goncourt 1986), Le Bruit de la neige (1996), Besoin de mirages (1999), En étrange pays (2003). Las ! A l'encontre de certains teen-agers "qui se croient obligés de faire une épopée avec leurs misères", l'admirateur de Giono et de Knut Hansum ne s'est toujours pas adonné à l'autobiographie.

Aussi écrit-il sa vie "en oblique", comme dans ce dernier roman, Le Bois des amoureux, puisé en partie dans ses souvenirs estivaux de petit-enfant heureux de l'entre-deux-guerres. Au centre de l'action, le professeur M. Judrin, délectable voyageur immobile, "seigneur d'un morceau du globe terrestre", situé à une bonne lieue de Digne. Autour de lui, tout un petit monde délicieux, avec, dans le désordre, un curé philosophe, un facteur minuscule, un soldat cantonnier au grand coeur, défenseur des chemins de traverse, un mystérieux parrain reclus dans sa chambre obscure... tous amoureux des mots et de l'absurde. Avec eux, on s'imprègne d'une époque révolue, on savoure la fantaisie érigée en art et l'on se délecte de l'encre sympathique de l'"ancien jeune" Lapouge.

Le magicien des paradis perdus

Gilles Lapouge n'en a jamais fini avec l'écriture. Outre ses billets quotidiens envoyés à l'autre bout du monde, il continuait de publier. Ainsi, il y a trois ans, nous laissait-il en cadeau un très joli Atlas des paradis perdus (Arthaud). Loin des dieux et des héros, les hommes n'ont cessé de bricoler des paradis. Lors de l'un de ces vagabondages dont il a le secret, Gilles Lapouge dresse l'inventaire, subjectif mais bel et bien ordonné, de ces "petits bouts d'Eden, olympes ratatinés, capables de luire quelques jours ou quelques siècles à l'horizon de nos mélancolies". C'est par les jardins que l'on rentre dans cet atlas, jardins persans, jardins du Moyen-Age, jardins chinois, réfractaires "à la ligne droite qui attire les démons", ou encore _ ils ont notre préférence_, ces étonnants jardins d'Inverewe, situés au 58e degré de latitude Nord, avec tempêtes et ciel couvert, transfigurés par Lord Osgood, héritier en 1862 de ces 850 hectares pour le moins inhospitaliers. Puis viennent les utopies, traduisez l'Abbaye de Fontevraud, dirigée par des moniales, à laquelle succèdent, sans coup férir, une poignée de maisons closes, une colonie anarchiste brésilienne, quelques célèbres phalanstères..

Bien sûr, il y aura aussi des îles "sans péché ni chagrin", et sept paradis artificiels dans cet ouvrage illustré par Karin Doering-Froger où l'érudition le dispute à l'humour et l'élégance à la poésie. Et puis, il y a ce huitième paradis que Gilles Lapouge est parti rejoindre en ce 31 juillet 2020. M. P.

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