Chronique. Bien peu d’articles de l’économiste américain Stephen Marglin ont été traduits en français. L’un d’eux, « A quoi servent les patrons ? » l’a été sous une forme abrégée dans un ouvrage collectif publié en 1973 sous la direction d’André Gorz – il a été republié en version intégrale et commenté en 2004 (Bruno Tinel, ENS Editions).
Dans ce texte, le professeur de Harvard, qui avait débuté comme un brillant économiste néoclassique (il fut en 1969 l’un des plus jeunes chercheurs de Harvard à y obtenir une tenure – sommet de la hiérarchie académique), prenait le contrepied de la théorie économique alors dominante, selon laquelle le niveau des salaires est fixé par l’équilibre de marché entre offre et demande de travail. Il démontrait en effet qu’il s’expliquait aussi (et surtout) par les rapports de domination au sein de l’entreprise – devenant ainsi une figure de proue de ce que l’on appelle aux Etats-Unis les économistes « radicaux », et en France les « hétérodoxes ».
Stephen Marglin a publié cet été un livre couronnant sa longue carrière : Raising Keynes. A Twenty-First-Century General Theory (« Retrouver Keynes, une théorie générale pour le XXIe siècle », Harvard University Press, 928 pages, non traduit), qu’il a présenté le 22 novembre lors d’un séminaire à l’université de Genève. Il y propose une nouvelle lecture de l’ouvrage majeur du Britannique John Maynard Keynes (1883-1946), Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (première publication aux Etats-Unis en 1936), car, selon lui, la lecture des économistes néo et post-keynésiens en aurait trahi le propos véritable. Ils ont en effet utilisé l’analyse des dysfonctionnements du capitalisme proposée par Keynes pour construire des modèles permettant de corriger ces dysfonctionnements.
Un Etat libéral et démocratique ne peut pas être uniquement un « régulateur » corrigeant les défaillances de marché, mais doit être un acteur économique à part entière
Cette interprétation est à la base des instruments de politique économique déployés depuis cinquante ans pour retrouver l’« équilibre naturel » entre prix, salaires et production : cible d’inflation, « assouplissement » du marché du travail, déréglementation pour « libérer » la croissance, etc. Mais pour Stephen Marglin, Keynes démontre en réalité que le capitalisme ne possède pas de capacité d’autorégulation ; ses dysfonctionnements sont intrinsèquement liés à son fonctionnement, dont la description inclut la formation de monopoles et des oligopoles, la destruction des ressources, le chômage, les inégalités de revenus, les crises financières. Il ne s’agit pas d’« externalités » qui pourraient être « internalisées » par un meilleur fonctionnement des marchés, mais du fonctionnement des marchés eux-mêmes.
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