Proms : après la controverse, la BBC diffusera finalement les chants patriotiques

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Proms : après la controverse, la BBC diffusera finalement les chants patriotiques

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L'Union Jack, le drapeau du Royaume-Uni, porté lors du chant Rule, Britannia, durant la dernière soirée des Proms.
L'Union Jack, le drapeau du Royaume-Uni, porté lors du chant Rule, Britannia, durant la dernière soirée des Proms.
© AFP - Leon Neal

La BBC a annoncé lundi 24 août qu'elle diffusera bien des hymnes patriotiques lors de la dernière soirée de sa célèbre série de concerts annuelle, les Proms, après des spéculations sur un abandon de cette tradition de crainte d'être taxée de colonialisme.

Mise à jour, mercredi 2 septembre : la BBC a annoncé qu'en raison de l'épidémie de Covid-19, la participation de l'effectif habituel de voix n'était pas possible, mais indique : "Nous avons cherché ce qu'il était possible de faire et trouvé une solution : les deux pièces seront chantées par un groupe des BBC Singers. Ce qui veut dire que les paroles seront chantées dans le (Royal Albert) Hall, et comme nous l'avons toujours dit clairement, les spectateurs pourront les chanter chez eux".

Lors de la dernière soirée des Proms, les chants Rule Britannia ! et Land Of Hope And Glory, célébrant l'identité britannique, sont traditionnellement entonnés par des milliers de personnes, agitant leurs drapeaux aux couleurs de l'Union Jack. Mais selon la presse britannique, le groupe audiovisuel public réfléchissait à se passer cette année de ces morceaux associés au passé colonial, pour éviter de s'attirer des critiques après les manifestations antiracistes liées au mouvement Black Lives Matter et le débat autour des symboles coloniaux au Royaume-Uni.

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La BBC a finalement annoncé lundi soir son programme pour cette dernière soirée « revisitée » qui se sera diffusée cette année en ligne en raison des restrictions liées à la pandémie de coronavirus.

Hommage à la solidarité pendant la crise sanitaire

Le groupe audiovisuel indique que le concert conjuguera des « éléments familiers et patriotiques tels que Jérusalem et l'hymne national et intégrera de nouveaux moments capturant l'atmosphère de cette période unique, dont You'll Never Walk Alone présentant un événement touchant et inclusif pour 2020 ». Cette dernière, signifiant « Tu ne marcheras jamais seul », est tirée d'une comédie musicale américaine d'après-guerre devenue, en Grande-Bretagne, un hymne des supporters de football et un symbole d'entraide en cette période de pandémie.

Le programme comprendra également de « nouvelles versions orchestrales » de Land of Hope and Glory et Rule Britannia !, indique la BBC. Un éventuel abandon de ces airs patriotiques avait poussé le gouvernement à monter au créneau pour les défendre.

« Même s'il comprend l'émotion forte suscitée par ces discussions », Boris Johnson considère que « nous devons nous attaquer au fond des problèmes et non aux symboles », a avancé son porte-parole. Pour le ministre de la Culture, Oliver Dowden, « les nations confiantes et tournées vers l'avenir n'effacent pas leur passé ». Sur Twitter, le ministre a estimé que ces deux hymnes étaient des « moments forts » de la dernière nuit des Proms. Il a ajouté avoir fait part à la BBC de sa préoccupation quant à leur éventuelle suppression.

Déferlement de critiques contre Dalia Stasevska 

Selon le Sunday Times, la cheffe d'orchestre invitée Dalia Stasevska estimait de son côté qu'il était temps « d'apporter du changement » aux BBC Proms, ce qui a valu à la cheffe d'orchestre une salve de critiques. « Nous regrettons vivement les attaques personnelles injustifiées contre Dalia Stasevska sur les réseaux sociaux et ailleurs », a réagi la BBC, soulignant que les décisions concernant les Proms étaient « prises par la BBC en consultation avec tous les artistes impliqués ».

L'univers de la musique classique a longtemps été associé à un public majoritairement blanc et masculin, ce qu'illustre particulièrement la dernière nuit des Proms. La BBC a assuré avoir déployé des efforts pour que les concerts soient plus représentatifs de la population ces dernières années.

Aux origines de la polémique

Les spécialistes de l’histoire contemporaine britannique expliquent que pour comprendre comment les organisateurs peuvent en être venus à envisager cela, il faut d’abord comprendre l'approche différente qu'a le Royaume-Uni à la diversité culturelle et aux minorités ethniques, par rapport à la France.

Là où l'État en France considère chaque Français comme étant simplement un citoyen et ne collecte pas de statistiques ethniques, le gouvernement de Tony Blair, à la fin des années 1990, a promu activement le multiculturalisme, emboîtant ainsi le pas à d'autres nations anglophones telles que le Canada et l'Australie.

Résultat de cette politique : une grande sensibilité des Britanniques. Dans les institutions du pays, on évite à tout prix ce qui pourrait être considéré, de près ou de loin, comme étant blessant ou offensant envers les membres de minorités culturelles. Cela fait partie intégrante de la conception que se fait le pays du multiculturalisme, et a amené des institutions à prendre des décisions préventives plutôt que d'être accusées de racisme ou de perpétuer un héritage colonial. Dernier exemple en date : au printemps, l'université de Liverpool a pris l'initiative de changer le nom de son hall Gladstone, jusque-là nommé en l'honneur du grand Premier ministre libéral William Gladstone, l'une des figures du XIXe siècle. Lequel était le fils d’un propriétaire de champs de canne à sucre exploités par des esclaves, qui plus est favorable à ce que les propriétaires d'esclaves reçoivent une compensation financière au moment de l'abolition.

Selon Adrien Rodd, maître de conférence en civilisations britannique et du Commonwealth à l’Université de Versailles-Saint-Quentin et à l’Institut d'études politiques de Saint-Germain-en-Laye, on reproche aujourd’hui aux activistes de Black Lives Matter de vouloir « gommer » et censurer l'histoire du pays, en effaçant des noms et en déboulonnant des statues. Les manifestants répondent qu'au contraire ils cherchent à rééquilibrer la vision que les citoyens ont du passé du Royaume-Uni, en le démythifiant. 

Ce n'est pas tout à fait la première fois qu'une figure publique suggère de déprogrammer ces hymnes, comme l’a fait dernièrement la cheffe d’orchestre Dalia Stasevska. « Déprogrammer ces chansons revient à dire aux auditeurs et aux spectateurs qu'ils ne devraient plus les écouter », poursuit le chercheur.

Pas pire que la Marseillaise

Ce sont souvent les arguments de folklore, ancré dans la société et la culture britannique, qui sont avancés pour maintenir ces chansons au programme. Y compris par les chercheurs et spécialistes.  « Quand on regarde les vidéos de ces concerts au Royal Albert Hall, on voit bien que c'est un moment de communion et de fête. Les paroles sont-elles vraiment écoutées ? », s’interroge Philippe Chassaigne, historien français spécialiste de la Grande-Bretagne. « En France, écoute-t-on vraiment les paroles de la Marseillaise ?, poursuit-il. Lorsque Valéry Giscard d’Estaing a voulu ralentir le rythme de la Marseillaise pour la rendre moins belliciste, il s'est ridiculisé et ce fut rapidement abandonné. Napoléon disait : « J'assume tout, de Clovis à Robespierre ». Je fais partie de ceux qui considèrent que l'histoire nationale est un bloc, on ne peut pas trier ni effacer les aspects gênants, comme en URSS lorsque les photos étaient retouchées pour gommer les dirigeants devenus indésirables. »

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Et l’historien de rappeler que ce sont les Britanniques qui ont aboli le commerce des esclaves en 1803 et l'esclavage dans tout l'Empire en 1833. En cela, ils étaient pionniers. D’ailleurs, dès les années 1780, un puissant mouvement abolitionniste mené par des Eglises protestantes poussait dans tout l’Empire. « Tout ceci me semble complètement ignoré, sans doute par manque de connaissances historiques précises, et par manque de désir d'en acquérir », conclut Philippe Chassaigne, qui dénonce « l’emballement des réseaux sociaux » dans ce genre de débat. 

Chanté une seule fois dans l’année

Pour Susan Baddeley, maître de conférences en culture britannique, il n’y a pas de quoi dramatiser. Bien que ces chansons sont en prise directe avec un passé colonial et le triomphalisme de cette époque, leur place dans la culture collective n’est pas si importante que les BBC Proms pourraient le laisser supposer. Ni enseignées ni chantées à l’école, elles sont en réalité très peu présentes dans l’espace public. Seuls les refrains de ces deux chants sont connus par les Britanniques. 

Alors pourquoi une telle polémique ? « Pour les jeunes générations, ces chansons semblent de plus en plus désuètes », explique Susan Baddeley. Quasiment disparues, en-dehors des Proms, ces deux pièces sont aujourd’hui pointées du doigt par les militants du mouvement Black Lives Matter, comme des statues de colonialistes ou amiraux de la Navy l’ont été. Avec la puissance de l’écho des réseaux sociaux, ce débat a conquis toute la société britannique, des plus jeunes, très actifs sur les réseaux sociaux, aux plus anciens, alertés par la polémique grâce à la récupération politique, notamment de la droite conservatrice. La BBC a donc tranché : pas de « gommage » de l’histoire, les chansons seront jouées. « En même temps, sans ces deux chansons, la « Last Night » n'a guère de sens. C’est un peu comme avoir le 14-Juillet sans les défilés militaires… », conclut Susan Baddeley.

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