La Lettre de l'ISJPS n° 7 | Démocratie et environnement

L'Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne est une unité mixte de recherche pluridisciplinaire réunissant juristes et philosophes. Il développe une réflexion transversale sur le devenir des normes et des catégories face aux défis du monde contemporain. La Lettre de l’ISJPS porte tous les deux mois un regard approfondi sur les activités de recherche de l’UMR.

La question environnementale est de longue date au cœur de débats politiques et économiques. Elle a été portée ces dernières années sur les terrains du droit et de la citoyenneté.

L'axe Environnement de l'ISJPS repense la production des normes et leurs interactions en matière d’environnement, autour notamment des nouveaux modes de délibération engendrés par les conflits environnementaux et les questions de justice environnementale. La Lettre n° 7 vous présente trois réflexions issues des travaux de l'Axe sur les sujets suivants : 

  • La protection de l'environnement dans la Constitution (Marie-Anne Cohendet)
  • La Convention citoyenne pour le climat (Marine Fleury)
  • L'Affaire du siècle (Marta Torre-Schaub et Blanche Lormeteau)

Inscrire la protection de l'environnement dans la Constitution : quels enjeux ?

Marie-Anne Cohendet
Professeure de droit public (droit constitutionnel et droit de l'environnement) à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne | Codirectrice de l'axe Environnement de l'ISJPS

Faut-il compléter l’article 1 de notre Constitution pour y inscrire que (la France) "garantit la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et lutte contre les changements climatiques" ?
"Inutile", "symbolique", "excessif", "simple coup politique", les critiques sont aussi nombreuses que contradictoires. 

La Charte de l’environnement a été inscrite en 2005 dans notre texte constitutionnel, dans le préambule, aux côtés de deux autres textes auxquels "le peuple français proclame solennellement son attachement" : la Déclaration de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946. Par là même, les droits et devoirs qu’elle définit se voient reconnaître pleine valeur constitutionnelle, exactement comme ceux qui sont énoncés par ces deux textes.
Elle se compose de sept considérants et de dix articles, le premier proclamant que "Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé".  Les articles suivants peuvent tous être analysés comme des déclinaisons de ce droit, dont ils précisent certains aspects pour en assurer l’effectivité.
Il va sans dire qu’une interprétation informée, sérieuse et responsable de cet article devrait contraindre chacun à agir contre toutes les dégradations de l’environnement, notamment celle de la biodiversité et le changement climatique. C’est pourquoi certains jugent la réforme inutile ou insuffisante. 

Le problème est que, en dépit de quelques progrès récents, les pouvoirs publics et les juges font une interprétation extrêmement timorée de ce droit de l’homme et de ses déclinaisons. 
C’est la raison pour laquelle il avait été proposé dès 2011 de modifier l’article 1 de la Constitution pour réaffirmer et renforcer la protection de l’environnement. Loin des diverses propositions ambitieuses formulées en ce sens, le gouvernement avait envisagé en 2018 de simplement réserver au législateur l’action contre les changements climatiques à l’article 34 C. Au terme des débats parlementaires, il avait accepté de modifier l’article 1 avec une formulation proche de celle qui est aujourd’hui proposée, mais avec le terme "agit" (au lieu de "garantit"). Loin de considérer que cette réforme serait inutile, le Conseil d’État a jugé ce terme trop contraignant et obtenu qu’on le remplace par "favorise". La Convention citoyenne pour le climat a hésité entre une rédaction beaucoup plus ambitieuse et la formulation actuelle, qu’elle a choisie par pragmatisme, avec le terme "garantit". 

Même si elle est loin d’être révolutionnaire, ou même simplement suffisante, cette réforme serait utile. Par exemple, le Conseil constitutionnel estime aujourd’hui que les articles de la Charte qui ont été mobilisés devant lui sont invocables en question prioritaire de constitutionnalité (QPC), sauf les considérants et l’article 6 (sur le développement durable). Dès lors que la biodiversité n’est évoquée que dans les considérants de la Charte, on peut craindre qu’une QPC fondée sur ce point ne soit rejetée ou que cet élément ne soit considéré comme un simple objectif de valeur constitutionnelle. Ce qui va sans dire va encore mieux en le disant. Cette révision constitutionnelle permettrait de réaffirmer la volonté du peuple et de la préciser, en renforçant les obligations de l’État notamment.

À paraître

Droit constitutionnel de l’environnement, sous la direction de Marie-Anne Cohendet
Éditions Mare&Martin, Collection de l'ISJPS, volume 63

SOMMAIRE

Introduction. Constitution et environnement, rencontre et apports mutuels
M.-A. Cohendet

Première partie. Organisation des pouvoirs et environnement

Démocratie et environnement
M.-A. Cohendet, E. Daly, J. R. May, P. A. L. Machado, L. Chickhaoui-Mahdaoui, D. Bourg, P. C. S. Avzaradel, G. Parola

Séparation des pouvoirs et environnement
M.-A. Cohendet, M. Damidaux, J. Sohnle, P. Halley, H. Delzangles

Deuxième partie. L'expansion des droits constitutionnels environnementaux

Les droits classiques appliqués à l'environnement
M.-A. Cohendet, J.-P. Marguénaud, J. R. May, E. Daly

De nouveaux droits et principes pour l'environnement
J. R. May, E. Daly, M.-A. Cohendet, J. Bétaille, M. Prieur

Troisième partie. L'effectivité croissante du droit constitutionnel de l'environnement

Une application réelle aux quatre coins de la planète
A. Lucarelli, P. A. L. Machado, P. Brunet, Chr. Cournil, M. D. de Souza Oliveira

Des juges encore très hésitants en France
P. Rrapi, S. Jolivet, P. Steichen, A.-M. Ilcheva

Conclusion. Le droit constitutionnel de l'environnement : un changement de paradigme ?
Fr. Ost

 

La Convention citoyenne pour le climat, symptôme de ou solution à la crise du gouvernement représentatif ?

Marine Fleury
Maîtresse de conférences en droit public à l’université de Picardie Jules Verne | Chercheure associée à l’ISJPS

3,3/10. La moyenne récemment attribuée au gouvernement par la Convention citoyenne pour le climat est sévère. Elle ne laisse que peu de doutes sur l’appréciation négative portée par les citoyens sur la qualité de la concrétisation gouvernementale de leurs propositions(1) pour permettre à la France d’atteindre, dans un objectif de justice sociale, son objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES) : - 40% de GES en 2030 à partir du niveau constaté en 1990(2).

Pourtant, à côté de ce résultat, un autre vote retient l’attention. En effet, une large majorité de ces mêmes citoyens a soutenu que "le recours aux conventions citoyennes [était] de nature à améliorer la vie démocratique du pays"(3). Ce décalage révèle le hiatus entre la perception de l’utilité immédiate de cette convention et celle de l’intérêt de tels processus pour rénover les formes de participation à la vie politique. 

En effet, l’association des parties prenantes à l’élaboration des politiques publiques est rapidement apparue comme une source complémentaire de légitimation de l’action gouvernementale(4). La Convention citoyenne pour le climat s’inscrit, de ce point de vue, en parfaite continuité avec cet usage classique de la redistribution de la parole. Sa convocation est venue clore un cycle participatif initié par le Grand Débat national pour répondre à la contestation d’une politique publique — la contribution climat énergie ou taxe carbone – par le mouvement des gilets jaunes. Bien qu’elle apparaisse à ce titre comme une "concession procédurale"(5), il n’est pas impossible de l’étudier aussi comme un nouvel arrangement institutionnel susceptible d’exprimer la recherche de nouveaux modèles de décisions propres à affronter le défi que suppose le changement climatique. En effet, l’idée d’autonomie au cœur du projet libéral s’est bâtie sur l’idée d’une indépendance de la société vis-à-vis du monde naturel qui n’en fixe ni la destinée ni l’organisation. Tributaire d’un idéal d’abondance(6), cette autonomie et les institutions qui la portent sont mises en branle par le dérèglement climatique.
Cette contribution vise à s’interroger sur la manière dont les assemblées citoyennes pourraient ou pas constituer une voie féconde pour rénover cet idéal. 

(1) Le Monde, "La Convention citoyenne pour le climat se sépare sur une note sévère au gouvernement", 28/02/2021.
(2) Voir la lettre de mission du Premier ministre au président du CESE du 02/07/2019.
(3) Cette proposition a recueilli la note de 7,7/10.
(4) P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998.
(5) C. Blatrix, "Genèse et consolidation d'une institution : le débat public en France" in Le Débat public : une expérience française de démocratie participative, La Découverte, 2007.
(6) P. Charbonnier, "L’ambition démocratique à l’âge de l’anthropocène", Esprit, 2015 | Abondance et Liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2019. 

Voir l'intégralité du séminaire

 

Retour sur l'Affaire du siècle

Marta Torre-Schaub
Directrice de recherche au CNRS | Codirectrice de l'axe Environnement de l'ISJPS | Directrice du GDR 2032 ClimaLex 

Blanche Lormeteau
Post-doctorante à l'ISJPS

Le tribunal administratif de Paris a rendu le 03/02/2021 une première décision "avant-dire droit" dans le cadre du très médiatisé contentieux climatique l’Affaire du siècle. Le 09/02/2021, l’ISJPS conviait à un séminaire(1) deux des avocats de l’affaire, maître Baldon et maître Capdebos. Voici un aperçu du contenu du séminaire et du débat qui l'a suivi.

De la pétition à l'Affaire du siècle

Tout commence par une pétition en ligne. Quatre ONG(2) demandent à l’État de prendre les mesures nécessaires à la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère(3). La pétition recueille près de 2 000 000 de signatures et est suivie d’un courrier adressé par les ONG au ministre de la Transition écologique, qui les reçoit. Faute d'une réponse satisfaisante, les ONG décident de porter l’affaire devant le tribunal administratif de Paris en février 2019. L’Affaire du siècle est née.

Une demande innovante et ambitieuse

La requête exigeait beaucoup du tribunal, à tel point que deux critiques majeures lui étaient adressées. 

Certains craignaient au premier chef un "gouvernement de juges" ou du moins que la séparation des pouvoirs ne fût compromise du fait d’une trop grande exigence envers les magistrats. 

Par ailleurs, une jurisprudence négative était redoutée concernant notamment la question de l’invocabilité du préjudice écologique devant le juge administratif. Ce précédent aurait pu nuire à de futures affaires.

Mais aucune de ces deux inquiétudes n’a été confirmée par le jugement du tribunal administratif. D’une part, les juges s’en sont tenus à une stricte interprétation du droit existant. D’autre part, le préjudice écologique a bel et bien été reconnu, ouvrant ainsi une nouvelle étape pour ce préjudice désormais applicable aux dommages climatiques.

Préjudice écologique et carence fautive de l’État

À première vue, le tribunal a fait preuve d’un esprit assez novateur, se prononçant sur l’établissement d’un préjudice écologique lié au changement climatique et sur la faute de l’État pour sa carence(4). Toutefois, même si la décision a été qualifiée d’historique par les ONG demanderesses, elle n’en soulève pas moins quelques interrogations. 

Le tribunal ne reconnaît en effet que partiellement la responsabilité de l’État et ne propose pour l’heure pas de réparation pour le préjudice écologique établi. Les juges se prononcent sur la carence et sur la responsabilité de l’État ainsi que sur "le lien de causalité" entre les préjudices cités et l’absence ou l'insuffisance d’action de l’État.

Quelle suite pour l'Affaire du siècle ?

La décision de l’Affaire du siècle, tout comme celle de l’affaire de Grande-Synthe rendue en novembre 2020, est à suivre attentivement. Le tribunal a en effet ordonné, "avant-dire droit", un supplément d’instruction visant à la communication à l’ensemble des parties des observations des ministres compétents. Le jugement n’impose pas encore de mesures d’injonction à l’État, mais la stratégie des associations requérantes semble s’acheminer vers la reconnaissance d’une obligation de moyens, laquelle contraindrait l’État, responsable de la conduite des politiques climatiques dans les trajectoires de l’Accord de Paris, à prendre davantage d’initiatives dans ce sens. La nécessité d'une démarche préventive de la part de l’État semble également à l'ordre du jour afin de ne pas aggraver le préjudice écologique établi.

Ce contentieux contribuera sans doute à ce que les politiques climatiques de la France déplacent leur curseur vers des objectifs et des moyens plus ambitieux.

(1) Dans le cadre du cycle de séminaires Environnement, société civile et mobilisations du droit du GDR ClimaLex codirigé par Marta Torre-Schaub et Blanche Lormeteau.
(2) Oxfam France, Greenpeace France, la Fondation pour la Nature et l’Homme et NAAT.
(3) L’objectif est de parvenir à un niveau d’émissions de GES compatible avec la prescription de l’Accord de Paris de maintenir l’élévation de la température moyenne de la planète sous 1,5° C.
(4) Du fait de ne pas avoir respecté ses obligations découlant du respect des objectifs fixés dans son premier budget carbone (période 2015-2018).

Parutions

Deux études complémentaires explorent la multiplication des foyers d’un droit du changement climatique et la portée de cette nouvelle discipline.

Droit et changement climatique : comment répondre à l’urgence climatique ? Regards croisés à l’interdisciplinaire, sous la direction de Marta Torre-Schaub, en collaboration avec Blanche Lormeteau. Préface de Jean Jouzel
Éditions Mare&Martin, Collection de l’ISJPS, volume 55 | 33 €

Les Dynamiques du contentieux. Usages et mobilisations du droit, sous la direction de Marta Torre-Schaub, en collaboration avec Blanche Lormeteau. Préface de Michel Colombier et Laurence Tubiana
Éditions Mare&Martin, Collection de l’ISJPS, volume 60 | 42 €