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Avant l'irruption du coronavirus, nous savions déjà que la situation était critique et que l'Afrique de l'Ouest allait devoir faire face à une crise alimentaire et nutritionnelle majeure en 2020. La région et ses partenaires se préparaient à venir en aide à 11 millions de personnes à court terme ; probablement 17 à l'horizon de quelques mois ; soit deux fois plus que les années précédentes. Nous savions également que cette crise – exacerbée par une dégradation continue de la situation sécuritaire – pourrait être encore aggravée par une possible invasion de criquets pèlerins au moment des prochaines récoltes.
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Si l'attention au Covid-19 se justifie…
Puis, dans les deux premiers mois de 2020, le coronavirus se répandit en Asie, en Europe et en Amérique. L'économie mondiale s'est vitrifiée, provoquant la chute des cours des matières premières dont dépendent les pays ouest-africains, à l'exception de l'or. On estime qu'environ 2 millions de personnes dépendent directement ou indirectement du coton pour leurs moyens de subsistance. Le cours de « l'or blanc » a chuté de 25 % en trois mois. Une baisse massive des revenus de ses producteurs ferait basculer des millions de personnes additionnelles dans la faim et la sous-nutrition. Mi-mars, le virus entra en Afrique de l'Ouest. Au moment où ces lignes sont écrites, la région compte plus de 3 000 cas et une centaine de décès ; avec, il est vrai, des capacités de dépistage dérisoires. Très rapidement, les gouvernements ont pris des mesures de fermeture des lieux publics, des écoles, dans certains cas de marchés, de restriction ou d'interdiction des déplacements, de fermeture des frontières aux personnes, d'interdiction des rassemblements.
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… il ne faut pas sous-estimer certains de ses effets négatifs
Pour compréhensibles qu'elles soient du point de vue de la santé publique, ces décisions font aujourd'hui la démonstration de leurs inconvénients. À commencer par les entraves à l'aide humanitaire : arrêts de chantiers « nourriture contre travail », difficultés d'acheminement d'aliments enrichis pour les enfants, fermeture de cantines scolaires, suspensions de projets de développement. Ensuite, un début d'inflation se fait sentir : sur certains produits de première nécessité (sucre, huile, lait en poudre), sur les intrants agricoles (semences, engrais, produits phytosanitaires), sur les transports.
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Il faut plus prendre en considération l'importance de l'informel…
Enfin, beaucoup d'acteurs vivant du commerce et de la transformation des produits agricoles voient leurs sources de revenus diminuer ou disparaître. Ils évoluent dans le secteur informel, ne sont pas salariés et ne peuvent pas se permettre de ne pas gagner aujourd'hui l'argent nécessaire pour manger demain. Rester confiné, c'est renoncer à se nourrir. Interviewé le 30 mars dans Jeune Afrique, le président Talon disait tout haut ce que tous les leaders ouest-africains savent : les mesures de confinement général seraient contre-productives et auraient pour conséquence « d'affamer tout le monde à la fois et trop longtemps ». C'est l'ensemble de l'économie alimentaire qui pourrait étouffer derrière les barrières sanitaires ; elle compte pour plus d'un tiers du PIB régional et les deux tiers des emplois. Les conséquences pourraient être désastreuses.
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… et mettre en place une stratégie mieux adaptée
C'est ce qu'ont affirmé avec force les ministres de dix-sept pays, le 31 mars, à l'occasion d'une téléconférence organisée par la Cedeao avec l'Uemoa et le Cilss (1). Tout en soulignant la nécessité de mesures barrières contre la pandémie, ils ont esquissé une stratégie d'adaptation. Pour éviter que la machine agroalimentaire ouest-africaine s'arrête, il faut une aide massive aux paysans en intrants pour démarrer la campagne agricole, mettre en place des « couloirs alimentaires » pour permettre aux marchés de fonctionner, reprendre les chantiers d'aménagement hydro-agricoles, remettre les équipes humanitaires sur les routes pour qu'elles rejoignent les populations souffrant de malnutrition. Tout cela en veillant à la protection sanitaire des acteurs concernés. Cette stratégie n'est pas chiffrée à ce stade. Elle sera très coûteuse, à n'en pas douter. Sera-t-elle audible et donc financée ?
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Répondre au danger réel de la compétition des crises
Le 2 avril, le Réseau de prévention des crises alimentaires (RPCA) (2) mettait sur la table le risque d'occultation de la crise alimentaire par la crise sanitaire. Le danger est bien réel. On ne parle plus que du coronavirus. La communauté internationale se concerte, prend des initiatives, mobilise des financements en urgence pour aider l'Afrique dans sa lutte contre la pandémie. La « crise alimentaire préexistante » est toujours là, mais les feux de l'actualité ne sont pas braqués sur elle. Dans de nombreux cas, les fonds « Covid-19 » annoncés n'apportent pas ou peu de moyens additionnels ; pour les constituer, on siphonne des lignes budgétaires existantes ; y compris parfois celles qui sont dédiées à l'agriculture et à la sécurité alimentaire.
À ceux qui, dans l'urgence, ne perçoivent que la menace du virus, il faut rappeler ceci : regarder s'enfoncer des dizaines de millions de personnes supplémentaires dans la faim et la malnutrition, c'est construire le risque d'une propagation fulgurante du virus. Manger est le seul médicament actuellement disponible.
Il faut donc se battre sur les deux fronts en même temps ; alimentaire et sanitaire. Quoi qu'il en coûte ; y compris en ajoutant quelques dizaines d'unités aux milliers de milliards de dollars que les pays les plus riches sont en train de mobiliser pour rebâtir le monde de l'après-Covid. La reconstruction ne sera possible que lorsque la maladie aura été définitivement éradiquée. Or la dernière bataille de cette guerre se jouera en Afrique. Personne, nulle part dans le monde, ne sera en sécurité si cet ultime combat n'est pas gagné.
Laisser se développer la compétition des crises est le moyen le plus sûr de n'en résoudre aucune.
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* Laurent Bossard est directeur du Secrétariat du Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest (CSAO/OCDE)
(1) Consultation régionale des Ministres en charge de l'agriculture et de l'alimentation de la CEDEAO, de la Mauritanie et du Tchad, sur les impacts du COVID-19 et des nuisibles des cultures sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle en Afrique de l'Ouest. Vidéo-conférence. 31 mars 2020.
(2) Créé en 1984, le RPCA réunit l'ensemble des parties prenantes de la sécurité alimentaire et nutritionnelle au Sahel et en Afrique de l'Ouest : gouvernements, organisations régionales, société civile et secteur privé, partenaires techniques et financiers y compris les agences spécialisées du système des Nations Unies, ONG. Il est co-animé par le CILSS et le Secrétariat du Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest/OCDE. La CEDEAO et l'UEMOA en sont les leaders politiques.