Ricardo Arcos-Palma : « La Colombie est une narcodémocratie adossée au paramilitarisme »

Professeur à l’Université nationale de Colombie, membre de l’Association syndicale des professeurs d’université (Aspu) et du Parti communiste colombien, le philosophe Ricardo Arcos-Palma analyse les leviers de la révolte sociale en cours et la généalogie d’une violence d’État déchaînée contre les plus humbles et les voix dissidentes. Entretien

Depuis le 28 avril, un soulèvement populaire d’une ampleur inédite secoue la Colombie. Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres ? Quelles revendications porte ce mouvement ?

Ricardo Arcos-Palma Pour mieux comprendre le réveil des citoyennetés libres et émancipées en Colombie, il faut voir le contexte social et politique. D’abord, en rappelant que le pays, fausse démocratie, est gouverné par une classe politique issue du trafic de drogue : le Centro democratico, parti d’extrême droite, voire fasciste, conçu pour défendre les grands propriétaires terriens, gouverne le pays depuis plusieurs années, et son idéologue majeur est l’ex-président Alvaro Uribe Velez, lié depuis le début de sa carrière politique, dans les années 1980, au cartel de la drogue de Medellin. Son bras armé, c’est le paramilitarisme toujours en activité. Cette mouvance politique trouve ses soutiens du côté des États-Unis et de l’Union européenne qui ont des intérêts commerciaux avec la Colombie.

L’actuel président, Ivan Duque Marquez, marionnette imposée, a été mêlé à des affaires d’achats de votes pour se hisser au pouvoir. Il mène une politique de « hacer trizas » (expression dont use publiquement l’extrême droite pour désigner la destruction complète – NDLR), en déchirant les accords de paix signés en 2016 entre les anciens guérilleros des Farc-EP et le gouvernement de Juan Manuel Santos (2014-2018), un homme de droite qui avait occupé, avant la présidence, le poste de ministre de la Défense. La politique guerrière de Duque ne permet pas d’envisager un scénario de négociation avec la guérilla de l’ELN, toujours en activité. Du côté des Farc, devenus parti politique sous le nom de Comunes, les assassinats de 250 ex-guérilleros (abattus selon les mêmes procédés, depuis 2016, que 1 800 dirigeants sociaux) ont poussé certains combattants ayant déposé les armes à les reprendre, sous la direction d’Ivan Marquez et de Santrich, récemment abattu à la frontière avec le Venezuela dans une incursion armée des forces militaires colombiennes, appuyées par des Américains et les Israéliens.

Quelles revendications porte ce mouvement ?

Ricardo Arcos-Palma La Colombie et le Chili furent les premiers pays d’Amérique latine transformés en laboratoires du néolibéralisme. Conséquence des mesures dictées par les institutions financières internationales : la privatisation de la plupart des services publics, à commencer par la santé et l’éducation, la destruction du système de retraites par répartition, la précarisation du travail qui a fait grandir la pauvreté.

À cela, il faut ajouter que l’actuelle crise sanitaire causée par la pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement mises en place par les autorités locales, comme la maire de Bogota, Claudia Lopez (une écologiste néolibérale), ont appauvri davantage les classes défavorisées et oubliées par ce gouvernement. Lequel, au lieu d’adopter des mesures économiques pour venir en aide aux plus modestes, a décidé d’appuyer les banques privées, comme celle de Luis Carlos Sarmiento Angulo, qui trempe dans des affaires de corruption impliquant le géant du BTP Odebrecht ou la compagnie aérienne Avianca, où travaille la sœur de l’actuel président Ivan Duque.

C’est en fait la faim de la société, la faim des classes défavorisées qui est ressortie comme la pointe d’un iceberg dans l’océan des injustices sociales. Avec sa réforme fiscale agressive (la troisième de ce gouvernement), Duque cherchait à alourdir les taxes pesant sur les travailleurs, en appliquant entre autres un taux de TVA de 19 % sur les aliments et les produits de première nécessité. Sa réforme de la santé a, elle aussi, contribué à mettre le feu aux poudres. C’est ainsi que le réveil social du 28 avril s’est transformé en révolte qui se prolonge depuis bientôt deux mois.

Comment expliquer que la ville de Cali, dans la vallée du Cauca, soit devenue, loin de Bogota, l’épicentre de la protestation ?

Ricardo Arcos-Palma Cali a été l’un des bastions des mafias dans les années 1980 et 1990, avec le tristement célèbre cartel de Cali qui disputait à celui de Medellin l’hégémonie sur le trafic de drogue. La cocaïne a fait surgir une classe de nouveaux riches qui se mêle avec beaucoup de facilité aux propriétaires de champs de canne à sucre, héritiers des colons du XVI e siècle. Ce bloc a noué une alliance parfaite avec les politiciens locaux, en grande majorité issus du Centre démocratique. Le port maritime de Buenaventura, sur la côte pacifique, aujourd’hui bloqué, est l’un des points de sortie de la drogue.

Dans cette région, les classes populaires sont composées, en majorité, des descendants des anciens esclaves noirs tenus à la marge des grandes affaires de ce trafic. L’économie de la vallée du Cauca est ancrée dans la monoculture de la canne à sucre et dans le marché illégal de la cocaïne destinée à l’exportation.

Cali et, plus tard, la cité industrielle de Yumbo sont devenus des théâtres de forte conflictualité sociale avec la prise de conscience d’une classe moyenne et d’une classe populaire touchées de plein fouet par la pandémie. C’est là, aussi, que la répression de l’État s’est déchaînée de la façon la plus féroce, avec la mobilisation des forces armées aux côtés de la police. On recense jusqu’ici plus de 450 personnes disparues, un grand nombre de blessés, plus de 70 morts et des milliers de détenus, des jeunes gens jetés dans des centres clandestins de réclusion.

L’épisode le plus flagrant de connivence entre la police et les clans mafieux a été l’attaque dirigée le 9 mai contre la garde indigène non armée du Cauca, venue à Cali pour aider le mouvement social. À Jardin, le quartier des nouveaux riches, des civils armés ont tiré, depuis des camionnettes, sur les indigènes. La police couvrait ces « citoyens du bien », comme les a baptisés la presse nationale, qui prétendaient agir en légitime défense de leurs propriétés privées, argument démenti par les enquêtes de la presse indépendante.

Les citoyens émancipés de Cali et de Yumbo ont très rapidement compris qu’ils avaient en main un possible changement social. Dans cette région, le projet porté par les forces politiques Colombia humana et Union patriotica (cette dernière a ressurgi après son quasi-anéantissement par l’État et les forces armées dans les années 1980 et 1990) rassemble des majorités : c’est dans cette zone que les propositions du candidat de gauche à l’élection présidentielle, Gustavo Petro, sont les plus populaires. Il n’est donc pas étonnant de voir le gouvernement chercher à fracasser par la répression cette dynamique politique, à un an des élections générales qui pourraient bouleverser les équilibres à la Chambre des représentants et au Sénat, aujourd’hui dominés par la majorité présidentielle (Cambio radical, Parti libéral, Verts, la U, Parti conservateur, Centro democratico).

Il s’agit, dans cette violence d’État, d’affaiblir et de miner une force électorale à travers la terreur. La même stratégie est d’ailleurs à l’œuvre à Medellin. Dans d’autres villes, à Cartagena, à Pasto, à Popayan (où une mineure a été violée par la police lors de son arrestation, avant de se suicider après sa libération) et à Bogota, les violences policières se sont abattues sans pitié contre les jeunes manifestants, comme s’il agissait d’une guerre civile.

La féroce répression qui s’est abattue sur les manifestants pacifiques plonge ses racines dans une longue tradition de violence politique. Elle s’articule aussi à la politique d’assassinats ciblés de leaders sociaux, de porte-voix indigènes, de syndicalistes, d’ex-guérilleros ayant déposé les armes. Comment analysez-vous cette généalogie de la violence d’État, qui s’appuie sur des relais paramilitaires et mafieux ?

Ricardo Arcos-Palma En effet, cette violence d’État est très ancienne. À l’origine même de notre République, au XIX e siècle, la diffusion des idées socialistes et communistes a suscité la brutale réaction d’une classe de grands propriétaires terriens liée à l’Église catholique. Les filotemicos étaient liés aux idées d’Herbert Spencer, qui fondait sa théorie hygiéniste sur un principe de salubrité très rapidement transposé en politique : « Il faut amputer ce cancer (le communisme) de la société », écrivaient dans leur tribune, El Recopilador, les fils de ces latifundistas, qui ont créé le groupe armé los Mochuelos pour défendre les valeurs de la nation, de la famille, de la religion et de la propriété.

Sans surprise, dans la première moitié du XX e siècle, les héritiers de ces idées ont accueilli à bras ouverts celles du phalangiste Primo de Rivera. C’est à cette époque que fut perpétré, en 1928, le premier grand massacre dans la région de Ciénaga, connu sous le nom de massacre des bananeraies : les ouvriers qui s’étaient organisés sous l’influence des révolutions mexicaine et russe avaient conduit une grande grève au sein de la compagnie américaine United Fruit Company. Le président conservateur de l’époque, Miguel Abadia Mendez (phalangiste), avait alors mis l’armée à disposition de la compagnie, au service d’une sanglante répression. Il faut noter que la photographie commençait à jouer un rôle important : les images de ces morts ont été publiées dans la presse. Les conditions de travail dans les plantations de caoutchouc étaient elles aussi dignes de l’esclavage, car l’empire Ford ne reconnaissait aux travailleurs aucun droit : Manuel Quintin Lame, un indigène, fut l’un des premiers à appeler à l’organisation et au soulèvement, avec l’objectif de créer des Républiques indépendantes. Les indigènes du Cauca refusaient de servir de chair à canon pour défendre leurs oppresseurs ; ils réclamaient la liberté et les terres volées par les conquistadores. Le mouvement indigène était en marche.

L’abîme entre la classe ouvrière et le patronat n’a cessé, dès lors, de se creuser. Les idées fascistes et nazies se sont diffusées avec le groupe los Leopardos jusqu’à être adoptées par les dirigeants du pays comme Laureano Gomez, un féroce adversaire de Jorge Eliécer Gaitan, ce tribun populaire assassiné en 1948 par une alliance claire entre la CIA et le gouvernement. Avec ce crime d’État s’est ouverte une nouvelle ère de violence. Les partisans de Gaitan, en majorité des gens de la campagne, agglutinés au Parti libéral, se sont armés pour se défendre de la persécution de la milice du Parti conservateur, connue à l’époque sous le nom de los Chulavitas : un véritable groupe d’assassins. Historiens, sociologues et politologues ont baptisé cette période « la Violencia ». De là a surgi la première guérilla, dirigée par Manuel Marulanda Velez, alias Tirofijo, qui a rapidement adopté les idées marxistes-léninistes, sous l’influence du Parti communiste, avant de créer les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc).

Avec la révolution cubaine, la lutte armée s’est étendue en Colombie ; de nouveaux groupes guérilleros ont surgi, comme l’ELP, le M-19, l’ELN, inspirée de la théologie de la libération (ce dernier n’a toujours pas déposé les armes). La plupart de ces groupes ont formé, à fin des années 1980, la Coordinadora guerillera Simon Bolivar. La répression, à ce moment-là, s’est considérablement durcie. Une vindicte meurtrière s’est abattue sur l’Union patriotique, majoritairement formée de militants du Parti communiste colombien interdit depuis des années, et sur les combattants des Farc qui cherchaient une issue négociée au conflit politique. L’accord de paix conclu avec le M-19 et surtout la grande mobilisation menée par la jeunesse universitaire ont tout de même débouché sur la Constitution de 1991. Elle est loin d’être respectée, mais elle fait rupture avec la précédente loi fondamentale héritée du XIX e siècle.

Gustavo Petro est un ancien guérillero du M-19. Dans ces années-là, les assassinats d’hommes et de femmes politiques libéraux et surtout de gauche étaient innombrables : Jaime Pardo Leal, Manuel Cepeda Vargas, Carlos Pizarro, entre autres. On connaît aujourd’hui le rôle des États-Unis dans cette hécatombe, avec la politique anticommuniste de Reagan, qui a profité de la consolidation de la lutte antidrogue pour la lier stratégiquement au combat contre la « subversion ». La Drug Enforcement Administration (DEA) a pris corps dans ce cadre, et, très vite, cette agence censée défaire le narcotrafic a noué des alliances avec les mafieux des cartels de Cali et de Medellin pour affronter la guérilla. La chute du mur de Berlin a isolé les guérillas, et certaines d’entre elles se sont à leur tour alliées aux narcotrafiquants pour financer leur lutte à travers un impôt de guerre également imposé aux grands propriétaires. Lesquels ont eux aussi conclu des accords avec de mafieux pour faire face à la guérilla, tout en finançant les Autodefensas unidas de Colombia (AUC), le premier grand groupe paramilitaire. Dès lors, les hommes d’État se sont tous retrouvés en affaire avec les mafieux et les paramilitaires. C’est dans ce contexte que la figure de Alvaro Uribe Velez s’est imposée, avec toute une galerie de personnages s’inscrivant dans une tradition de domination, incarnant cette politique de connivence avec les paramilitaires et les mafias : Andres Pastrana, Cesar Gaviria, Juan Manuel Santos, Paola Valencia, Maria Eugenia Cabal, Francisco Santos. Ce dernier est l’un des idéologues majeurs des paramilitaires ; il a créé le groupe Bloque Capital qui agit à Cundinamarca et Bogota. On sait aujourd’hui que sa stratégie était de fédérer les Aguilas negras, groupes fascistes armés qui ont infiltré la police nationale pour acquérir une marge d’action « légale ». Leurs cibles : les prostituées, les homosexuels, les gamins des rues et bien évidemment les communistes et les gens de gauche. Ces groupes sont encore actifs et les responsables politiques qui les couvent disposent, en alliance avec les narcos, d’un énorme pouvoir. Avec Alvaro Uribe Velez à leur tête. Francisco Santos est aujourd’hui l’ambassadeur de Colombie aux États-Unis, supporter déclaré de Trump, proche de l’ex-premier ministre espagnol José Maria Aznar, anti-chaviste et anti-castriste, et l’un des animateurs de l’extrême droite sur le continent. Pastrana, Valencia, Cabal, Santos et les autres sont les héritiers des idées des filotemicos du XIX e siècle. Leur alliance avec les mafieux ne leur pose aucun cas de conscience. Dès lors, notre République est une narco-démocratie adossée au paramilitarisme.

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Ce sont eux qui ont combattu les accords de paix, eux qui ont mis le feu au pays pour tenter d’étouffer cette protestation pacifique. La loi 575 émise par le gouvernement après un mois de grèves et de mouvement populaire a entériné la militarisation de 13 départements, dans une sorte de coup d’État déguisé. Nous glissons là vers la dictature. On apprend les arrestations, les disparitions forcées, les assassinats non pas par les médias officiels, mais par les réseaux sociaux. Malgré cela, le mouvement social continue, debout, en lutte, dans la rue.

Par-delà les revendications proprement sociales, les protestataires mettent en cause la politique de guerre intérieure du président Ivan Duque. Comment expliquez-vous son choix délibéré de démolir les accords de paix de La Havane, conclus en 2016 par son prédécesseur Juan Manuel Santos avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie ?

Ricardo Arcos-Palma Ce gouvernement se repaît de la terreur et de la guerre. Il a renoué avec la politique de « sécurité démocratique » initiée par le gouvernement d’Uribe, qui consistait à imputer aux guérilleros les massacres de civils perpétrés par des militaires. Dans cette affaire dite des « faux positifs », de nombreux soldats de bas rang et quelques hauts gradés ont été traduits en justice.

On sait du fascisme qu’il n’aime pas la paix car c’est la guerre qui le nourrit. Il leur faut à tout prix un ennemi : le groupe dissident des Farc qui a repris les armes l’an dernier tient lieu de prétexte pour mener une politique de guerre. L’ELN est toujours armée et ses éléments, soutenus selon la propagande gouvernementale par Cuba et par le Venezuela, souffleraient sur les braises de la révolte sociale. C’est avec de tels arguments que le gouvernement de Duque a déployé un dispositif de guerre censé combattre un ennemi intérieur.

Démolir les accords de paix conclus de 2016, c’est une stratégie non seulement pour garder le pouvoir, mais aussi pour empêcher que le tribunal de Justice spéciale pour la paix (JEP) fasse son travail. Ce système de justice transitionnelle, inédit dans le monde, a ouvert la porte à la recherche de la vérité. Des témoignages d’ex-paramilitaires comme Salvatore Mancuso ont été recueillis : ils sont très révélateurs sur les crimes perpétrés par des militaires de haut rang. Cela ne convient pas à la classe politique ni au pouvoir en place, car ces protagonistes sont mêlés de près à cette guerre sale contre le peuple.

Les assassinats ciblés de dirigeants sociaux, ceux des anciens combattants des Farc ayant déposé les armes, témoignent de la volonté de ce gouvernement de démolir les accords de paix de La Havane. La classe dirigeante ne veut pas d’une option différente de gouvernement. D’où cet attentat permanent contre les droits humains et la démocratie.

Quelles sont les formes de lutte choisies par la jeune génération qui porte cette révolte populaire ? Quel est le profil politique, social des manifestants ?

Ricardo Arcos-Palma Cette jeune génération qui mène la révolte populaire a grandi sur les sites de l’exclusion sociale, dans les grandes périphéries populaires depuis toujours oubliées par l’État : à Bogota, au sud de la ville, dans les quartiers de Soacha, Bosa, Usme, Ciudad Bolivar, Kennedy et Suba, à Cali, au nord de la ville, à Siloe, Agua Blanca, dans la zone industrielle de Yumbo, dans le quartier de Morabia et les communes de Medellin, etc. Dans ces zones abandonnées, les mafias veulent imposer leurs lois et leurs trafics. Ces jeunes sont tenus au ban de l’école, puisque l’éducation reste en Colombie davantage un privilège qu’un droit.

Dans ces marges, l’influence de la gauche reste forte, mais cette jeunesse, dans sa majorité, n’est pas forcément organisée politiquement. Cette jeunesse se réapproprie les lieux publics, que, souvent, elle renomme. Il faut citer l’organisation autour de la « Olla comunitaria » qui assure grâce à la solidarité trois repas par jour aux membres d’une communauté. Autour de ces repas, des liens se sont tissés entre « pelados del barrio » (« fauchés du quartier »), qui n’avaient jusque-là comme ressource pour vivre que le microtrafic de drogue, dans le pire des cas.

Parmi les actions de résistance, ces jeunes gens ont bloqué les grandes voies de circulation, ils ont occupé les grandes places publiques comme le Portal de las Americas ou le Monumento a los Heroes à Bogota, avec une solide organisation d’autodéfense, baptisée Première Ligne, pour se protéger de la répression des Esmad, les violentes unités antiémeute de la police. Les mères de ces jeunes participent aussi à cette Première Ligne.

Voyez-vous des similitudes avec le soulèvement chilien d’octobre 2019 ?

Ricardo Arcos-Palma Oui, en effet. Je crois que le réveil du peuple chilien est devenu un phénomène contagieux pour toute une génération. Le slogan El pueblo unido jamas sera vencido, que nous chantions en solidarité avec les « cabros », les jeunes de la Première Ligne au Chili, est redevenu un hymne pour toutes les luttes contre le néolibéralisme.

La révolte chilienne est devenue un exemple très important pour une jeunesse aux marges du militantisme, qui aspire à un changement de fond. Ces oubliés du système néolibéral veulent de meilleures conditions de vie, un travail digne, et, bien sûr, des opportunités d’éducation. Le mouvement des lycéens, il y a quelques années, puis le récent soulèvement de la jeunesse chilienne ont provoqué des répliques sur tout le continent, ce qui a sans doute influencé toute une génération que je nomme la génération sans peur. Celle qui, déjà, pendant la nuit du 9 septembre 2020, avait incendié la plupart des CAI, les centres d’attention immédiate de la police de Bogota, après l’assassinat d’un avocat qui défendait les travailleurs, Javier Ordonez Bermudez. La révolte d’aujourd’hui reprend le fil du mouvement initié en 2019 par les étudiants colombiens, étouffé par la pandémie.

Quelle place la Colombie occupe-t-elle dans le dispositif diplomatico-militaire étatsunien en Amérique du Sud ?

Ricardo Arcos-Palma La Colombie représente depuis longtemps un carrefour stratégique pour les États-Unis. Le Commandement sud de l’armée étatsunienne a déployé, à partir des années 1990, un nombre considérable de bases militaires sur le territoire. Le prétexte, dans un premier temps, était la lutte contre le trafic de drogue. Puis ce fut la lutte contre la guérilla, même si cet objectif n’était pas ouvertement revendiqué. Le plan Colombie (1999-2006) représentait le plus gros budget, en matière d’armement, de l’administration américaine, devant Israël. Ce budget attribué à la Colombie revenait finalement aux États-Unis, à travers les contrats de ventes d’armes : une juteuse affaire sans aucun doute ; de là, on peut déduire l’enjeu financier de la destruction d’accords de paix. Même si Joe Biden n’est pas Donald Trump, il ne faut guère nourrir l’illusion d’un changement radical en matière de politique extérieure des États-Unis, où le commerce des armes représente un pan stratégique de l’économie. Sur ce terrain, la Colombie se comporte en associé très fidèle. Les derniers achats d’avions de guerre et de matériel de répression pour la police sont l’exemple parfait de cette alliance entre le gouvernement colombien et Washington.

Quelles perspectives politiques ouvre cette révolte sociale en Colombie ?

Ricardo Arcos-Palma Les choses sont loin d’être gagnées. Cette révolte sociale inédite débouchera sur un changement politique seulement si une alliance entre la gauche et les démocrates prend corps, dans la perspective des élections parlementaires et présidentielle de 2022. C’est un peu difficile : le pouvoir en place a dans sa poche les médias, les industriels et la mafia. Il faut citer, aussi, les entraves posées par une force politique, le Mouvement ouvrier indépendant révolutionnaire (Moir), né dans les années 1970, d’orientation maoïste. De ses racines révolutionnaires, il ne reste plus rien, et ses dirigeants n’hésitent pas à conclure des alliances avec le pouvoir en place. Ils ont une énorme influence, avec une stratégie d’infiltration des formations de gauche, comme le Pôle démocratique créé en 2000 sur la base d’un rassemblement de la gauche et des Verts, avec l’appui de centrales syndicales comme la CUT, qui tente aujourd’hui de négocier avec le gouvernement sans avoir pris part à la grève. Les moiristes, sous l’impulsion de leur idéologue Jorge Enrique Robledo, ont décidé de faire échec au projet de Colombia humana et de l’Union patriotique, qui portent la candidature de Gustavo Petro. Ils prétendent refuser la polarisation, ils affirment n’être ni de gauche ni de droite, un peu comme Emmanuel Macron en France. Ici, on les surnomme « les tièdes ». Mais il faut reconnaître qu’ils sont très bien organisés. Par exemple, l’actuelle maire de Bogota, Claudia Lopez, élue sous le drapeau « progressiste verte », bénéficie de leur soutien : c’est une femme, lesbienne, issue de la diversité, mais néolibérale jusqu’à l’os. Les moiristes ont créé un parti politique, Coalicion de la esperanza, en vue des prochaines échéances électorales. Ce parti n’a pas deux mois d’existence, et il a déjà reçu l’agrément officiel. Tandis que Colombia humana le demande depuis plusieurs années, sans obtenir le feu vert de l’appareil d’État, d’où le soutien que lui apporte l’Union patriotique pour les prochaines élections.

Dans cette équation politique complexe, il faut prendre en compte l’abstention : en Colombie, la plupart des citoyens ne votent pas. Et ceux qui votent vendent leur vote, surtout dans les zones de forte pauvreté. Donc le pari est loin d’être gagné. À la différence du Chili, la possible victoire de l’alliance Colombia humana-Union patriotique ouvrirait la voie à un gouvernement de transition. Il faut rappeler que Gustavo Petro vient d’une gauche modérée, un peu comme Lula au Brésil, même si le gouvernement le présente comme un nouveau Chavez, ce qui est loin d’être vrai.

L’idéal serait que cette révolte sociale puisse trouver une traduction dans les urnes. Premier défi : gagner la majorité au Congrès. À cette condition seulement, les réformes nécessaires pourraient être conduites en cas de victoire à l’élection présidentielle. Cela implique de construire une hégémonie, en se saisissant, comme le font aujourd’hui dans la rue les jeunes protestataires, des armes de l’art et de la culture, dans un mouvement d’avant-garde politique. Le corps retrouvé à Cali, au petit matin du 13 juin, du chanteur et militant social noir Junior Jein, est un tragique exemple de l’effroi semé, chez les fascistes, par l’art et la culture.

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