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Procès

En Algérie, les avocats en grève réclament une justice libre

Face à une généralisation de «simulacres de procès», la profession boycotte les audiences pour dénoncer les pressions exercées par le gouvernement sur les magistrats.
par Khadija Bouzid
publié le 1er octobre 2020 à 16h42

Pour une fois, personne ne s’est présenté mercredi à la barre des tribunaux algériens. Tous les procès sont ajournés de facto pendant la grève menée par les avocats. La profession proteste contre la «négation des droits de la défense» et «l’instrumentalisation politique de la justice». Un incident survenu le 24 septembre entre un juge et le bâtonnier d’Alger, Abdelmadjid Sellini, a été le déclencheur de la révolte. Le coordinateur des avocats réclamait un report des plaidoiries dans le procès du président du groupe automobile Sovac (représentant des marques Skoda, Seat, Volkswagen en Algérie), Mourad Oulmi, qui comparaissait au côté de l’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia et de l’ancien ministre de l’industrie Youcef Yousfi, accusés de «blanchiment d’argent» et d’«incitation d’agents publics à exploiter leur influence». Un dossier emblématique des poursuites visant les piliers du régime Bouteflika.

Epuisé par l'intransigeance du juge et la longueur du procès, Me Sellini a été victime d'un malaise en pleine audience et a été évacué d'urgence à l'hôpital. Dimanche, le conseil de l'ordre des avocats d'Alger a réagi par une première action : un rassemblement a été organisé dans le hall de la Cour d'Alger, où un appel au boycott des audiences de la capitale du 27 septembre au 4 octobre a été lancé. Au-delà de la solidarité avec leur confrère, les manifestants réclament une justice débarrassée du contrôle écrasant de leur ministère de tutelle.

Passes d’armes

Ces derniers mois, les procès des manifestants du Hirak – le mouvement de protestation antirégime – sont constamment émaillés de passes d'armes entre avocats et magistrats. Les robes noires sont soumises à un rythme de travail effréné. Tous les jours, des avocats sillonnent le pays pour assister les détenus politiques lors des interrogatoires, des comparutions immédiates ou des procès au long cours. Ils leur rendent aussi régulièrement visite en prison.

«La défense est devenue un simple décor», résume l'avocat et militant des droits de l'homme Mustapha Bouchachi. Il évoque une violation récurrente des droits de la défense : rejet des requêtes de report de l'audience, difficulté d'accès à certaines pièces à charge versées aux dossiers, recours excessif au mandat de dépôt, prononcé de verdicts disproportionnés par rapport aux chefs d'inculpation… La liste exhaustive des griefs fait perdre le souffle au sexagénaire, figure respectée du Hirak.

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La corporation dénonce aussi la généralisation de «simulacres de procès, qui violent toutes les normes d'une justice équitable». La chute du président Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril 2019, a brièvement allumé une lueur d'espoir chez les avocats algériens, vite éteinte par la répression. «Il y a des dizaines d'Algériens en prison pour avoir exprimé une opinion. Face à cette évolution négative du fonctionnement de la justice, on se sent impuissants», estime Mustapha Bouchachi. «Le départ de Bouteflika n'a pas affranchi la justice des injonctions de l'exécutif», confirme Abdelghani Badi, avocat très impliqué dans la défense des détenus politiques, pour qui la corporation doit engager «des actions plus radicales pour en découdre avec ces pratiques».

«Terroriser les magistrats»

L'incarcération, le 22 août 2019, de Tayeb Louh, ancien ministre de la justice de Bouteflika, pour «entrave à la justice», «abus de fonction» et «incitation à la partialité et faux en écriture officielle» n'a pas convaincu les avocats de la sincérité du nouveau pouvoir dans ses promesses d'indépendance de la justice. De fait, les ingérences politiques n'ont jamais cessé. Le cas le plus emblématique concerne sans doute Mohamed Belhadi, procureur de la république adjoint près du tribunal de Sidi M'Hamed (Alger). Le magistrat a été muté à Oued Souf, dans l'extrême sud du pays, après son plaidoyer prononcé en audience, le 9 février, en faveur d'une justice libre et de la relaxe des manifestants arrêtés lors du 48e vendredi de manifestation du Hirak. Le Club des magistrats algériens, un collectif indépendant né dans le sillage de la contestation populaire du 22 février 2019, avait alors dénoncé «une intimidation qui prouve encore une fois l'assujettissement du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif dont l'unique objectif est de terroriser les magistrats et museler leur droit à l'expression».

Le procès en appel de Karim Tabbou, coordinateur de l’Union démocratique et sociale (UDS, parti non agrée) et leader populaire du Hirak, est également resté en travers de la gorge des avocats algériens. Condamné en première instance à une année de détention dont six mois avec sursis, l’activiste devait sortir de prison après avoir purgé sa peine le 26 mars. Mais au dernier moment, son procès a été programmé deux jours plus tôt, sans que le collectif de défense n’en soit informé. A la barre, le prisonnier a catégoriquement refusé de répondre aux questions du juge en l’absence de ses avocats. Le magistrat a mis, malgré tout, l’affaire en délibéré, puis a prononcé son verdict d’une année de prison ferme en l’absence du détenu, évacué à l’infirmerie à cause d’un pic de tension. Depuis cet épisode, les membres du barreau d’Alger boycottent les audiences du président de la cinquième chambre correctionnelle de la Cour d’Alger. Il continue pourtant à officier.

Référendum prévu le 1er novembre

Ce long feuilleton de pressions s'est poursuivi récemment avec la convocation de Sadedin Merzoug, porte-parole des magistrats algériens, pour la troisième fois en l'espace de six mois, devant le conseil de discipline du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Le magistrat est mis en cause pour ses positions virulentes, sur Facebook, dénonçant le fonctionnement de l'appareil judiciaire. Il avait déjà été suspendu de ses fonctions à l'issue de sa première comparution devant le CSM, une instance présidée par le ministre de la Justice et dont la majorité des membres sont nommés par le président de la République. Il avait ensuite été épinglé une deuxième fois en mai, pour avoir critiqué l'avant-projet de la nouvelle Constitution, qui ne garantit pas, selon lui, l'affranchissement du parquet des directives du ministère, et l'immunité pénale du juge dans l'exercice de sa fonction. Le projet de loi fondamentale, toujours fortement critiqué, sera soumis à un référendum le 1er novembre.

Le magistrat rebelle n'en démord pas : «Je serai peut-être radié, et alors ?» réagit-il en apprenant sa nouvelle convocation. Mardi, Sadedin Merzoug a signé une tribune demandant aux avocats et aux magistrats de conjuguer leurs efforts pour en finir avec les immixtions du pouvoir exécutif dans le fonctionnement de l'appareil judiciaire. Cet appel intervient dans un contexte de multiplication des poursuites visant les journalistes, blogueurs et les militants. Paradoxalement, depuis l'interruption des manifestations du vendredi, en mars, à cause du risque épidémique du Covid-19, le nombre d'arrestations a flambé. Les verdicts sont lourds : entre un an et deux ans de prison ferme. Près de 100 militants croupissent dans les prisons algériennes, selon un décompte du comité national de libération des détenus.

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