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Exclu Eurosport - Sacchi : "Un entraîneur qui gagne est forcément bon ? Je ne suis pas d'accord"

Guillaume Maillard-Pacini

Mis à jour 10/11/2020 à 19:12 GMT+1

EXCLU EUROSPORT - Figure historique du football mondial, Arrigo Sacchi a accepté de se confier longuement à Eurosport.fr. L'ancien entraîneur légendaire de l'AC Milan, avec qui il a notamment remporté deux C1 (1989, 1990), nous livre son regard sur le football actuel. Véritable précurseur en la matière, Sacchi estime que le jeu reste primordial quand on veut marquer l'esprit des personnes.

Arrigo Sacchi

Crédit: Getty Images

Au départ, nous avions décidé de contacter Arrigo Sacchi pour le faire réagir sur la mue du football italien, qui voyage aujourd'hui à un rythme de presque quatre buts par match. Mais rapidement, nous avons dévié sur un discours plus global, à savoir l'importance de l'esthétique d'une victoire dans le football actuel. Élu troisième plus grand entraîneur de l'histoire en 2019 par France Football, l'ancien entraîneur légendaire de l'AC Milan suit encore aujourd'hui beaucoup de rencontres. Il tient d'ailleurs une chronique dans les colonnes de La Gazzetta dello Sport, où il y livre ses avis sur différents sujets liés au Calcio. Et pas que. De l'Atalanta au PSG, de Marcelo Bielsa à l'OM, de Didier Deschamps à son immense carrière... Celui qui a révolutionné le football mondial dans les années 90 parle de tout. Entretien.
La Serie A possède actuellement la plus grande moyenne de buts/match (3,7) en Europe. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Arrigo Sacchi : Tout d'abord, je voudrais dire que j'en suis très heureux. Notre façon de voir le football, c'est le réflexe de voir l'histoire et la société d'un pays. En Italie, malheureusement, nous n'avons plus attaqué depuis l'époque des Romains. Ou alors on a essayé, mais en vain. Je ne parle pas seulement de football. On pratiquait un football prudent, défensif et tactique. Notre force, c'était la tactique mais pas du tout la stratégie. Nous disions qu'il suffisait de gagner. Par exemple, un club comme la Juve répète que "l'unique chose qui compte, c'est gagner". On voulait gagner de n'importe quelle manière, en reniant toutes les valeurs de la vie. Je parle du mérite, de la beauté, de l'émotion, du spectacle, de l'harmonie... Cela ne permettait pas à notre football d'évoluer. L'optimisme, ce n'est pas vivre dans le passé mais dans le futur.
Que se passe-t-il aujourd'hui dans le football italien ?
A.S : Moi-même, je ne sais pas. Je pense qu'avec le temps, on a su acquérir de la culture. De manière plus générale, on vit actuellement dans un monde qui ne sera plus jamais pareil. C'est une révolution, pas une évolution. Je reste persuadé du lien qui existe entre le football, la culture et la vie. Les pères fondateurs du football pensaient à un sport d'équipe et offensif. Mais chez nous, ce sport avait perdu cette image. Il s'était transformé en un sport défensif et individuel. Même la didactique était individuelle, ce qui était une erreur majeure.
Dans une activité d'équipe, le système nerveux central peut aller en crise lorsqu'on fait une didactique analytique. Il faut faire une didactique globale. L'Italie a toujours eu un style dans la mode. Dans le football, elle n'a jamais eu un style. Le catenaccio, soit jouer avec onze joueurs en défense et gagner sur une contre-attaque, ne pouvait pas en être un. J'espère que le football italien va enfin définir ce qu'est ce sport pour nous. Pour les équipes sud-américaines, espagnoles et autres, le football est un spectacle sportif. Pour d'autres, c'est un sport avec des règles précises. Pour nous, c'était gagner.
Pensez-vous que le huis clos a eu une influence sur l'explosion de buts ?
A.S : Peut-être que le public italien a également évolué dans sa pensée. Avant, il vivait encore dans la préhistoire. L'un des chants principalement utilisés était : "Tu dois mourir". C'était la répétition de choses que tu pouvais entendre il y a 2000 ans dans les arènes. Autant dire que cela symbolisait l'évolution qu'il y avait encore à faire. Je vous raconte une anecdote : Il y a deux ans, le maire d'une ville italienne, frappée par un tremblement de terre, m'avait invité pour parler de football. "Tu vas nous apprendre à faire équipe", me disait-il. Toute la ville était faite de conteneurs. Je n'étais pas trop dans l'état d'esprit, c'était difficile. Mais j'y suis allé. A la fin de cette conférence, un supporter du Milan est venu me parler. Il était à Barcelone pour la finale face au Steaua Bucarest, en 1989 (4-0 pour Milan, ndlr). Il m'a alors montré la Une de L'Equipe de l'époque. C'était inscrit : "Sorti d'un autre monde". Dans l'article, le journaliste disait que lui et ses confrères pensaient qu'on arrêterait d'attaquer à 1-0, qu'on utiliserait le catenaccio. Mais on a continué. Pour moi, les valeurs prennent toujours le dessus.
Pour vous, la pensée est donc plus importante que la technique ?
A.S : Moi, je ne regardais jamais les pieds de mes joueurs. Je regardais leur esprit, leur disponibilité, leur modestie, leur intelligence et leur enthousiasme. Je ne voulais pas de joueurs avec des valeurs qui allaient à l'encontre d'un sport collectif, comme l'excès d'individualisme, de jalousie ou encore d'avidité. Je pense donc que le monde est en train d'évoluer dans ce sens. Aujourd'hui, le public va au stade et peut juger une victoire. Si elle est sans valeur, elle restera dans les bouquins. Mais jamais dans le coeur et la tête des gens.
L'Atalanta pratique aujourd'hui l'un des plus beaux jeux en Europe...
A.S : Le match face à l'Ajax Amsterdam était fantastique. Il est à montrer à tous les enfants dans les écoles de foot. Le spectacle est là où est le divertissement. Tu peux même perdre si l'autre équipe est meilleure que la tienne. Je vois d'autres équipes, même petites, qui tentent de jouer au ballon. Je pense notamment à Crotone, l'Hellas Vérone ou La Spezia en Serie A. C'est la révolution des petites équipes. Vous savez pourquoi j'étais arrivé à l'AC Milan à l'époque ?
Dites-nous...
A.S : J'avais un président (Silvio Berlusconi, ndlr) qui sortait de l'identité classique des présidents qui voulaient gagner à tout prix. Berlusconi avait de la grandeur. Il m'avait dit : "On doit devenir la plus grande équipe du monde". Je lui ai répondu : "Mais ça peut être frustrant et restreint". Il ne comprenait pas pourquoi cela pouvait être restreint. Mais on avait juste une possibilité : devenir la plus grande équipe de tous les temps. Quand l'UEFA, World Soccer, France Football ou encore SoFoot ont élu Milan comme la plus grande équipe de tous les temps, j'ai pris mon téléphone et j'ai appelé Berlusconi. Voilà ce que je lui ai dit : "Tu comprends maintenant pourquoi je t'avais dis "restreint" ?
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Arrigo Sacchi et Silvio Berlusconi

Crédit: Getty Images

L'esthétique est-elle plus importante que la victoire ?
A.S : Regardez le Napoli de Sarri. Il n'a pas gagné, et pourtant, la Curva avait inscrit sur une banderole : "Merci pour les émotions procurées". Quelle beauté. Ils n'avaient pas gagné, mais ils avaient compris. Il faut élever le niveau de culture.
Que pensez-vous du passage de Marcelo Bielsa à l'OM ?
A.S : Selon moi, les gens avaient compris avant ce qu'il apporterait à l'OM. Malheureusement, beaucoup de journalistes font de l'opportunisme pour vendre trois journaux en plus. Si un entraîneur gagne, il est forcément bon. Je ne suis pas d'accord. Ce n'est pas comme ça que ça marche. Si tu réfléchis comme ça, tu n'affines pas ta culture, ta capacité à savoir si tu as gagné avec mérite ou non. Un jour, l'un de mes joueurs m'a dit qu'on travaillait trop et qu'il ne s'amusait pas. Je lui ai répondu que ce n'est pas en faisant peu qu'on récoltait beaucoup, et que s'il donnait tout, les gens s'en souviendraient toute leur vie. Moi, ça fait 25 ans que je n'entraîne plus et dès que je vais quelque part, on me demande une photo ou un autographe. C'est que j'ai réussi à leur donner quelque chose. N'oubliez pas que le football est la chose la plus importante des choses les moins importantes.
Aujourd'hui, le PSG est souvent critiqué pour le contenu de ses matches. Êtes-vous du même avis ?
A.S : Je ne regarde pas beaucoup le PSG car cela ne me plaît pas. J'ai vu 30 minutes du match face à l'Istanbul Basaksehir et j'ai changé. C'est une équipe qui n'est pas basée sur l'harmonie et la beauté. C'est une équipe qui se repose sur les individualités et la force économique. C'est un groupe, pas une équipe. Une équipe, c'est quand 11 joueurs parviennent à intérioriser des choses. Cela va au-delà de la tactique et la technique. C'est quand les réponses deviennent automatiques des entraînements aux matches. On ne voit pas beaucoup d'automatismes au PSG. L'Atalanta était en train d'accomplir un vrai chef-d'œuvre la saison passée en quart de finale de la Ligue des champions. Un joueur du PSG coûtait plus que toute l'équipe de l'Atalanta ensemble...
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Quel est votre regard sur l'équipe de France de Didier Deschamps, parfois critiquée pour son jeu ?
A.S : Il fait partie de la catégorie des bons entraîneurs, c'est incontestable. C'est comme dans la vie, il y a des tacticiens et des stratèges. Cette catégorie d'entraîneurs, c'est celle des tacticiens et ils sont très bons pour ça. Mais que manque-t-il aux tacticiens ? La beauté, l'harmonie, l'amalgame et les émotions. Les émotions sont très brèves et se reposent plus sur les individualités que sur le collectif.
Craignez-vous un pas en arrière dans le jeu lorsque les stades seront à nouveau plein ?
A.S : Un entraîneur convaincu continuera son chemin. L'Atalanta jouait déjà comme ça avant, le Napoli de Sarri aussi. Parfois, je vois que les défenseurs sont critiqués, peut-être pour un manque d'attention avec les stades vides. Mais on attaque et on défend à onze. Le grand Milan, l'Ajax, le Barça de Guardiola, c'était l'exaltation du collectif en évolution continue. Tous les joueurs étaient polyvalents et faisaient les deux phases, tous liés par un fil conducteur et invisible qui est le jeu. C'est ce qui fait la différence.
Quel regard portez-vous aujourd'hui sur votre carrière ?
A.S : J'ai entraîné pendant 27 ans en partant de l'avant-dernière catégorie qui existe en Italie. J'ai fait toutes les catégories avant d'arriver en Serie B. Je me souviens encore quand Milan a décidé de miser sur moi. Avec Parme, on avait joué un amical face à eux, Berlusconi venait d'acheter cinq joueurs de la sélection italienne. J'avais une équipe de gamins et on avait bien joué. Un mois plus tard, rebelotte en Coupe d'Italie. On va à Milan et on gagne 1-0 avec mérite. Berlusconi est venu après en me disant qu'il me suivrait. Autre tirage au sort de Coupe d'Italie : on retrouve encore Milan en février, on regagne 1-0. Dans les 10 jours, Berlusconi me contacte via un ami et j'ai accepté d'y aller. Tout ça car on avait gagné avec mérite. Berlusconi est un grand dirigeant pour ce genre de détails.
Notre dogme était : gagner, divertir et convaincre. N'oubliez pas que Jules César est parvenu à conquérir la Gaulle avec 50.000 hommes contre 300 000 Gaulois, et tout ça grâce à une stratégie parfaite. C'était une vraie équipe. Le football a toujours été pour moi de l'intelligence collective. Vous savez, j'ai une dette envers la France. France Football m'avait élu troisième meilleur entraîneur de tous les temps derrière Rinus Michels et Alex Ferguson. Et dire que je n'ai entraîné en Serie A que cinq ans... Le stress me tuait. J'ai entraîné ensuite la sélection et j'ai décidé d'arrêter après 27 ans. J'ai donné ma vie au football, le football me l'a bien rendu avec des émotions indescriptibles. Je suis une personne heureuse et je n'ai aucun regret. La deuxième place au Mondial 1994 ? Le Brésil jouait mieux et méritait de gagner. Moi, j'ai toujours voulu gagner au mérite. Chez moi, c'est une valeur.
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L'AC Milan en 1990

Crédit: Getty Images

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