« Joue, garmon chéri »: accordéon et patriotisme russo-soviétique

Attention, avis personnel: l’accordéon est le plus heureux des éléments culturels que les Russes aient transmis aux peuples non slaves de Russie et d’ex-URSS, et ce jusqu’aux périphéries les plus reculées.

Avant d’évoquer, dans un prochain post, l’accordéon du point de vue des périphéries de l’URSS, je m’autorise quelques mots très généraux, stricto sensu hors sujet sur ce blog, à propos de l’accordéon en Russie.


L’accordéon n’est certes pas une création russe, mais il a acquis presque immédiatement après sa création, dans la première moitié du XIXe siècle en Autriche, une fantastique popularité en Russie, que la période soviétique a encore nettement renforcée.

Il apparaît en Russie dans les années 1830, d’abord à Toula, au sud de Moscou, où s’installe la première manufacture d’accordéons sur sol russe, puis très vite dans d’autres villes, où sont créés des types d’accordéon chaque fois un peu différents de l’original, notamment par le nombre de touches et de rangées. Plusieurs de ces types d’accordéon perdurent jusqu’à aujourd’hui sous la dénomination de leur ville d’origine (Toula, Saratov, Vyatka notamment) malgré les modifications engendrées par la production de masse à l’époque soviétique.

Diverses images d’archive témoignant de l’omniprésence de l’accordéon.

En toute franchise, les détails techniques du fonctionnement de l’accordéon m’échappent (hélas) presque intégralement, et je ne compte pas tenter de faire illusion. Il est pourtant un problème terminologique qu’il vaut la peine de mentionner.

Si dans l’espace francophone le terme accordéon a une valeur générique, dans l’espace russophone et post-soviétique il désigne un type très spécifique de ce que nous appelons accordéon. Pour les Russes et les ex-Soviétiques, le terme générique correspondant à notre accordéon est garmonika, terme issu de la façon dont les Allemands et Autrichiens nommaient l’instrument à ses débuts: Harmonica. Le terme générique garmonika est toutefois relativement rare, car on préfère désigner les instruments correspondants par leurs principaux sous-types, au nombre de trois:

  • le garmon, souvent appelé sous sa forme diminutive garmochka: diatonique (i.e. sans demi-tons) et à boutons. Il peut être unisonore ou bisonore, suivant que les deux sens d’action du soufflet produisent un même son ou chacun un son différent. Le garmon existe sous de nombreuses formes. Il est l’instrument populaire par excellence, valorisé et encouragé en tant que tel sous la période soviétique. Les deux premières représentations ci-dessous sont des garmons.
  • le bayan: chromatique (i.e. avec demi-tons) et à boutons. Il apparaît plus volontiers comme instrument solo ou dans la musique « savante » qu’en tant qu’accompagnement de musique populaire.
  • l’akkordeon: chromatique et à clavier. Nettement plus rare que les deux premiers.

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1 – garmonika de Saratov; 2 – garmonika viennois à deux rangées; 3 – bajan; 4 – akkordeon [Grande encyclopédie soviétique, article garmonika, 1952]
L’investissement, que j’évoquais, du gouvernement soviétique dans le garmon est spécialement appuyé à partir de la Deuxième guerre mondiale, quand celui-ci envoie des garmon par milliers vers le front comme moyen de rehausser le moral des troupes.

Et il est probable que l’expérience de la guerre, de la même façon qu’elle a, via cette conscription obligatoire prolongée, renforcé la pénétration de la langue russe aux marges non slaves de l’Union, ait contribué à une expansion du garmon jusqu’aux recoins les plus éloignés de Moscou, même si, comme la russification d’ailleurs, le processus avait commencé bien avant 1940.

garmonvojna

Quoi qu’il en soit, l’investissement dans le garmon pendant la guerre a transformé ce dernier, une fois la guerre terminée, en un des symboles de la Victoire et par conséquent du patriotisme russe et soviétique. Si l’on en croit les chiffres ci-dessous, la production augmente jusqu’à la fin des années 1950, pour atteindre, en 1957 une proportion d’environ 1 accordéon (au sens français, générique) pour 220 habitants.

accordeonsunionsovietique
Production de garmon et bayan (première ligne) ainsi que d’akkordeon (deuxième ligne) par année en URSS [source Wikipedia; cf. référence directement sur la page]

« A l’époque soviétique, le garmon est utilisé à large échelle à des fins de propagande de l’art musical, spécialement dans les kolkhozes. On en joue dans le cadre des activités de masse, dans les orchestres et ensembles situés dans les maisons de la culture ou sur les lieux de travail, tant en solo que comme accompagnement de chansons populaires, tchastouchki et danses. Les concours et démonstrations d’activités artistiques organisés sur un mode systématique en URSS ont produit une quantité importante de joueurs talentueux de garmon. […] La production de garmon augmente de façon ininterrompue. »

Grande encyclopédie soviétique, 2ème édition en 50 tomes, 1949-1958, article garmonika [1952]

Un excellent exemple de ce lien symbolique entre accordéon et patriotisme est Joue, garmon chéri! [Igraj, garmon ljubimaja!] une des plus anciennes émissions, si ce n’est la plus ancienne, encore en activité de la télévision russe et soviétique, diffusée depuis 1986. Chaque épisode se déroule dans une ville ou une région du pays et met en scène des individus ou des groupes de musique populaire locaux, souvent en plein air et, surtout à partir des années 1990, dans une atmosphère de bonne humeur démonstrative (feinte, du point de vue des critiques). Les thèmes patriotiques qu’incarnent les chansons de la Grande guerre patriotique, ainsi que les Russiens appellent la Deuxième guerre mondiale, sont particulièrement fréquents.

Les chansons populaires interprétées au garmon ont sans doute perdu du terrain au profit de formes musicales dites plus « modernes » depuis la chute de l’URSS, mais en tant que symbole au moins, la pérennité du garmon apparaît assurée.

Voici quelques émissions et extraits en vrac extraites, sauf la dernière, de la chaîne YouTube de l’émission Joue, garmon chéri!.

Images d’archive de l’émission dans les années 1980.
Toute la première partie de la vidéo (jusqu’à la huitième minute) est constituée de tchastouchki.

Joue, garmon sibérien!, Novossibirsk, 1985

Joue, garmon chéri!, Novossibirsk, 1987

Joue, garmon chéri!, Saransk, Mordovie, 1993

Тchastouchki accompagnées par divers accordéons.

La suite dans un prochain post.

Un commentaire sur “« Joue, garmon chéri »: accordéon et patriotisme russo-soviétique

  1. Blog riche et surprenant à bien des égards.
    Les documents d’archives sont des pépites, souvent émouvantes et drôles.
    L’accordéon fait sens après l’irrésistible bière Efes Pilsen!
    Bravo à l’auteur et longue vie à ce blog!

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