Menu
Libération
CheckNews
Vos questions, nos réponses
CheckNews

«Islamo-gauchisme» : Frédérique Vidal instrumentalise-t-elle le travail de l’Observatoire mondial des libertés académiques ?

«Islamo-gauchisme», la polémiquedossier
Dans son combat contre l’«islamo-gauchisme», la ministre s’appuie, curieusement, sur les travaux de l’Observatoire mondial sur la liberté académique… dont les membres sont pourtant très critiques vis-à-vis des attaques de la ministre contre l’Université.
par Elsa de La Roche Saint-André
publié le 21 octobre 2021 à 19h10
Question posée par Frédéric le 19 octobre 2021.

En février, Frédérique Vidal avait provoqué un tollé en annonçant son intention de commander au CNRS «une enquête» sur «l’islamo-gauchisme» qui «gangrène», selon elle, l’université française. Interrogée à ce sujet lors de la matinale de France Info, vendredi 15 octobre, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a justifié son combat en s’appuyant sur les travaux d’un observatoire international, donnant raison a ses alertes. «La liberté académique, et l’intégrité scientifique, sont les deux piliers de la recherche et les deux piliers de l’Université, a déclaré Frédérique Vidal. Il y a eu beaucoup de débats [après sa proposition, retoquée par le CNRS, ndlr], j’en suis ravi, car ça a permis à beaucoup de gens qui avaient l’impression qu’ils ne pouvaient plus exprimer leur opinion, de pouvoir le faire. cela a permis de recenser un certain nombre d’empêchements, de congrès, de colloques, dans tous les sens.» Le journaliste la coupe et demande : «Vous, vous avez une idée chiffrée aujourd’hui du phénomène dans les facs ?» Réponse de la ministre : «Il y a un observatoire européen qui s’est monté, et même un observatoire mondial, qui veille aujourd’hui, et qui recense tout évènement empêché dans les universités, et la France n’est pas aussi bonne que ça.» Et de conclure : «La question, c’est : est-ce qu’aujourd’hui, dans l’université comme dans les écoles, les enseignants-chercheurs peuvent étudier, rechercher, sur tous les thèmes qu’ils souhaitent, sans être empêchés, sans être immédiatement ostracisés ?»

Le 9 septembre, la ministre avait aussi fait allusion à cet observatoire au cours d’une audition devant le Sénat, sur le thème de la protection des libertés académiques. «La question des libertés académiques se pose maintenant à l’échelon européen, puisque la Commission s’en empare, et nous devons travailler en coopération avec nos partenaires ; il existe d’ailleurs un observatoire européen des libertés académiques, qui recense les incidents, envahissements de colloque ou autres», avait à cette occasion affirmé la biochimiste de profession.

Quel est l’observatoire en question ? Contacté par CheckNews, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation n’a pour l’instant pas précisé à quelle institution Frédérique Vidal fait référence.

Un observatoire qui n’a rien publié

Mais tout porte à croire qu’il s’agit du nouvel Observatoire mondial sur la liberté académique – en anglais, Global observatory on academic freedom (Goaf) –, le seul à réunir les différentes caractéristiques évoquées par Frédérique Vidal. Il s’est lancé récemment, très récemment même, puisque ses premières réunions ne remontent qu’à avril dernier. Sa portée se veut mondiale : tandis que l’Observatoire des libertés académiques et du droit d’étudier (Olade), également créé en 2021, porte spécifiquement sur la situation au niveau français. Et il «recense», ou plutôt s’intéresse de près aux menaces pour les libertés académiques, ce qui lui vaut d’être financé par l’Open society university network (Osun), réseau mondial visant à élargir l’accès à l’enseignement supérieur, et soutenu par le Conseil de l’Europe.

Derrière cette initiative, on trouve Liviu Matei, administrateur et vice-recteur de l’Université d’Europe centrale (CEU), établissement anglophone, cosmopolite et pluridisciplinaire fondé en 1991 à l’initiative de George Soros. «L’université a été expulsée de Hongrie, et est maintenant installée à Vienne. Donc M. Matei est directement concerné par les atteintes aux libertés académiques», précise Danièle Joly, chercheuse en sociologie qui enseigne à l’Université de Warwick (Royaume-Uni) et préside le conseil scientifique du Goaf, l’instance qui supervisera les travaux de ses membres. Conseil scientifique dont fait partie un autre Français : Michel Wieviorka, sociologue spécialiste de la violence et du racisme, et professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Liviu Matei, lui, a pris la direction de l’observatoire.

Tous s’étonnent des propos de la ministre. Pour commencer, ils ne comprennent pas bien comment elle peut parvenir à des conclusions sur l’état des libertés académiques en France, alors que l’Observatoire n’a, à ce stade, publié aucune analyse. «De premiers travaux sont en cours et seront publiés, mais ce n’est pas encore le cas, explique Danièle Joly. Pour l’instant, l’Observatoire se penche sur la définition, le contour des libertés académiques. Lors du premier colloque, en janvier, sera présenté un état des lieux. Ensuite, les travaux de recherche seront empiriques, et consisteront à mener des études de cas sur différents pays à travers le monde.» Le site de l’Osun indique, à ce titre, que «Le rapport Goaf 2021 “Changement ou continuité, chemins convergents ou divergents ? Comprendre la liberté académique dans le monde pendant les années Covid” sera publié fin 2021, accompagné de plusieurs articles axés sur des études de cas qui incluent l’Inde, la France, le Royaume-Uni et la Hongrie».

Liberté académique attaquée

«C’est tout à fait déplorable de parler d’une chose dont la ministre ne sait rien, en citant de fausses nouvelles», conclut Danièle Joly. «Elle part de ce qu’elle ne connaît pas. Soit elle mélange soit elle est dans l’ignorance», renchérit Michel Wieviorka. D’autant plus que, assure le sociologue, «s’il y a bien un thème sur lequel l’Observatoire est en désaccord avec elle, c’est sur l’idée que l’islamo-gauchisme gangrène les universités françaises». Lui-même avait remis en avril à la ministre un rapport titré «Racisme, antisémitisme, antiracisme, Apologie pour la recherche», qui sans remettre totalement en cause l’idée qu’il puisse exister des «dérives» de courants antiracistes à l’université, critique fermement la démarche de Frédérique Vidal de s’immiscer dans un champ de recherche au sein des sciences sociales. «Les membres de l’Observatoire, ce sont des connaissances et ils sont en phase avec moi, complète Michel Wieviorka. J’ai une relation intellectuelle et amicale avec Liviu Matei.»

Le directeur du Goaf se montre d’ailleurs, lui aussi, très critique à l’égard des prises de position de la ministre française, mais aussi de l’ensemble du gouvernement auquel elle appartient. «Nos recherches montrent que les universités et la liberté académique en France ont récemment été attaquées, répond-il à CheckNews. La principale source de ces récentes menaces contre la liberté académique, cependant, n’est pas interne, de l’intérieur des universités elles-mêmes, mais externe. Plus précisément dans ce cas, les universités ont été attaquées par des politiciens, y compris des représentants de haut niveau du gouvernement français.» Et de faire le parallèle avec d’autres exemples historiques : «Des déclarations telles que “l’islamo-gauchisme gangrène les universités” ne sont pas fondées sur des faits, elles sont fabriquées pour des usages politiques non démocratiques. Au fond, elles ne sont pas différentes d’autres tentatives et vocabulaire, il y a seulement quelques décennies, lorsque les universités françaises étaient accusées d’être toutes judéo-bolcheviques.»

Dans deux articles publiés, le 23 puis le 29 mars, sur le Blog de Mediapart et le site du «Project Syndicate», il décrit le cas français comme «un récent symptôme» d’une «crise des libertés académiques» avec laquelle l’Europe serait aux prises. Plus loin, il dénonce aussi la ligne de défense développée par l’exécutif : «Vidal a justifié son attaque contre les universités non seulement par des arguments politiques et juridiques – à savoir que les restrictions imposées à certaines disciplines sont nécessaires pour protéger l’Etat de droit et prévenir le terrorisme – mais aussi par sa propre définition tendancieuse de la liberté académique. Adoptant une tactique familière de l’extrême droite, le gouvernement français a tenté de présenter son assaut contre les études postcoloniales comme un projet de recherche, comme s’il exerçait simplement la liberté académique pour lui-même. En présentant la question de cette manière, le gouvernement peut prétendre qu’il ne réprime pas les études postcoloniales pour des raisons politiques, mais qu’il mène sa propre “étude” sur la question de l’islamo-gauchisme.» Le ministère n’a, à ce jour, pas donné suite à nos sollicitations. Et la récupération par Frédérique Vidal de travaux qui lui sont pourtant évidemment hostiles reste donc un mystère.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique