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 Michel Feltin-Palas
mfeltin-palas@lexpress.fr
 
 
 
Elfique, lingua ignota, esperanto... Voyage au pays des langues imaginaires
Depuis des siècles, des hommes et des femmes imaginent des langues artificielles pour dépasser les limites des langues naturelles. Au total, les scientifiques en ont repéré plus de 500 !
Comprenez-vous cette phrase : "Elen síla lúmenn' omentielmo" ? Non ? Et celle-ci : "O orzchis Ecclesia, armis divinis praecincta" ? Pas davantage ? Essayons encore une fois : "bIjeghbe'chugh vaj blHegh" (1).Toujours pas ? Je vous rassure : vous savez toujours lire en français et, théoriquement, je sais toujours écrire en français, mais, précisément, ce qui précède n'est pas du français. Ni de l'anglais, d'ailleurs, ni de l'allemand, ni du russe, ni de l'arabe, ni du breton, ni du corse, ni de l'alsacien, ni rien qui puisse vous rappeler l'une des 10 000 langues existantes ou ayant existé dans le monde. Précisément parce qu'il s'agit de langues inventées de toutes pièces.
Ne croyez surtout pas qu'il s'agisse d'un phénomène marginal : ces langues artificielles seraient au nombre de ... 500, selon un article rédigé par le linguiste James Costa dans le très sérieux ... Dictionnaire de la sociolinguistique. Ne croyez pas non plus qu'il s'agisse d'une lubie contemporaine, destinée à pallier l'ennui d'hommes et de femmes ne sachant plus que faire de leurs loisirs. Les plus anciennes langues artificielles ont été recensées en Europe à la fin du Moyen Age, à une époque où l'on espérait retrouver la "langue des origines" en usage avant la tour de Babel. J'ai déjà raconté ici l'expérience folle de l'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen qui aurait privé quelques nourrissons de tout contact afin de déterminer la langue qu'ils parleraient "spontanément" - les pauvres bambins finiront tous par mourir sans avoir prononcé un mot (2). D'autres tentatives sont restées célèbres, comme celle de Hildegarde de Bingen (1098-1179), une abbesse du XIIe siècle qui mit au point une lingua ignota ("langue inconnue") élaborée à partir de principes mystiques pour contester l'hégémonie du latin, qu'elle maîtrisait mal. Une invention qui ne fut pas préservée après sa mort.
La quête reprend au XVIIe siècle, dans une démarche apparemment beaucoup plus cartésienne. On en est alors persuadé : pour appréhender convenablement le monde, il faut se déprendre des langues des êtres humains, trop dépendantes des sociétés dans lesquelles elles ont été conçues. De nombreux savants s'emploient alors à créer des langues "pures" afin, espèrent-ils, de dépasser l'imperfection des langues naturelles. Leibniz lui-même (1646-1716) tente ainsi de mettre au point la characteristica universalis (caractéristique universelle) pour déployer des raisonnements d'une façon purement mécanique en physique, en mathématiques ou en philosophie. Las... En cette matière, les travaux de celui que l'on considère pourtant comme un génie n'aboutiront pas. Pas plus, d'ailleurs, que ceux de son contemporain, l'Anglais John Wilkins (1614-1672), auteur d'un savant "langage philosophique", élaboré à partir de 40 catégories, destiné à faciliter les échanges entre les hommes et à diffuser le savoir scientifique.
Sous la Révolution française, c'est au tour du citoyen Delormel de présenter à son tour à la Convention un nouveau projet de "langue universelle" - en fait furieusement latino-centré - doté d'un alphabet comprenant 10 voyelles et 15 "lettres indicatives finales" ayant diverses propriétés : -g marque le superlatif, -k le contraire, -s le futur antérieur, etc. A ses yeux, il s'agit là aussi d'un moyen idéal de rapprocher les peuples et de diffuser les idées des Lumières. Ce sera, là encore, un échec.
Qu'à cela ne tienne. L'idée ressurgit sous une autre forme au tournant des XIXe et XXe siècles. Esperanto, volapük, ido : cette fois, on ne cherche pas un idiome capable d'apporter une connaissance parfaite du monde, mais une langue auxiliaire, facile à apprendre, qui permettrait aux hommes de communiquer aisément et, espère-t-on, de mieux se comprendre. Combattues par les grandes puissances linguistiques du temps - au premier chef le Royaume-Uni et la France - elles ne parviendront pas à s'imposer, bien que l'esperanto revendique encore plusieurs millions de locuteurs.
C'est également au XIXe siècle que le monde de la fiction commence à s'emparer du sujet. A tout seigneur (des anneaux), tout honneur : on ne peut passer sous silence l'influence majeure de Tolkien et de ses langues "elfiques" (quenya, sindarin, khuzdul, etc.), mais il est loin d'être le seul. Plus tard, les créateurs de Game of Thrones et de Star Trek vont eux aussi construire des langues pour les besoins de leur oeuvre. Avec un succès qui dépassera leurs espérances, puisque ces idiomes qui n'avaient nullement l'ambition d'être appris le sont néanmoins aujourd'hui par des locuteurs passionnés, lesquels y trouvent sans doute un moyen original de s'inscrire dans une communauté.
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Il y a pourtant plus étonnant encore : le XXe siècle a vu naître au moins deux langues à vocation... interplanétaire. La première, l'aUI, a été mise au point en 1950 par John W. Weilgart, un psychiatre de l'Iowa qui assurait l'avoir reçue d'un être venu de l'espace. La seconde, baptisée lincos (abréviation de linga cosmica, langue cosmique), a été créée en 1960 par le mathématicien Hans Feudenthal afin de communiquer avec les extraterrestres. Il ne reste plus qu'à les tester sur des petits hommes verts...
(1) Il s'agit de phrases écrites respectivement en haut-elfique (Tolkien,dans Le Seigneur des anneaux) ; en Lingua ignota (Hildegarde de Bingen) et en klingon (la langue fictive de Star Trek).
(2) L'expérience de Frédéric II aurait été inspirée par une anecdote rapportée par Hérodote, selon lequel le pharaon Psammétique Ier aurait isolé deux nourrissons pour tenter de découvrir le parler primordial de l'Humanité.
À LIRE AILLEURS
Jamais l'Office québécois de la langue française n'avait recueilli autant de plaintes sur ce sujet qu'en 2021. Affiches commerciales, sites Web, factures, offres d'emploi rédigées en anglais : au total, l'Office a recensé 6 292 signalements, soit un quasi doublement par rapport à la période 2016-2018.
On connaît les Immortels et leurs habits verts. On connaît moins ceux qui, dans l'ombre, les aident à élaborer le fameux dictionnaire et, désormais, le site Internet de l'Académie.
Un arrêté pris conjointement par les ministres de la Justice et de la Culture a renouvelé pour trois ans, à compter du 15 mai 2022, l'agrément accordé aux quatre associations ayant pour objet statutaire la défense de la langue française. Il s'agit de l'"Association francophone d'amitié et de liaison" ; d'"Avenir de la langue française" ; de "Défense de la langue française" et du "Comité national français du Forum francophone des affaires".
Très intéressante chronique de Samuel Touron sur le site Dis-leur !, qui rejoint et affine la lettre que j'avais consacrée aux origines du "racisme anti-Sud" voilà quelques semaines.
Ce projet vise à évaluer la capacité des locuteurs d'une langue minorée à s'exprimer et/ou à comprendre leurs interlocuteurs. Vous pouvez y contribuer.
"Une planète sans biodiversité, c'est une planète morte. Que dire d'un monde sans diversité des langues et des cultures ?". Telle est la philosophie de la première Biennale des langues, qui se tiendra au centre Berthelot de Lyon, du 19 au 22 mai. Tables rondes, ateliers, films et expositions se dérouleront sous le parrainage de la linguiste Henriette Walter. Avec, en prime,une tentative de record du monde de relais de lecture plurilingue et un concours.
Le Festival Identi'CAT 2022, porté par l'association Baotenca Aire Nou de Bao, célébrera la langue et la culture catalanes du 25 au 29 mai à Pesillà de la Ribera. Cinq jours de manifestations diverses et entièrement gratuites : du chant au théâtre en passant par des concerts, des géants et des castells (pyramides humaines).
Telle sera la question à laquelle je tenterai de répondre à l'occasion d'une visioconférence organisée par le collectif "Pour que vivent nos langues". Rendez-vous ce jeudi 19 mai, à partir du 18 heures. L'événement s'adresse au grand public, comme aux élus des collectivités territoriales et vise à interpeller les candidats aux élections législatives.
Visioconférence nº 881 5696 3250 accessible sur ce lien.
À ÉCOUTER
Après deux ans d'absence en raison du Covid, des milliers de personnes se sont retrouvées à Saint-Pée-sur-Nivelle (Pyrénées-Atlantiques) pour marquer leur attachement à langue basque et aux ikastola, les écoles immersives où elle est enseignée. Les fonds récoltés permettront notamment de financer la construction d'un cinquième collège, souligne ce reportage de France Bleu.
À REGARDER
Francis Cabrel lance un appel à candidatures pour participer à un stage de chansons en langues régionales qui aura lieu dans sa bonne ville d'Astaffort (Lot-et-Garonne) du 30 septembre au 8 octobre. Les auteurs-compositeurs-interprètes s'exprimant dans l'une des langues minoritaires de métropole et d'outre-mer sont invités à s'y inscrire. Ce stage débouchera sur un spectacle multilingue, donné en première partie d'un concert du groupe I Muvrini.
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