Russie

Pour Alexeï Navalny, la mort à petit feu

Depuis son arrivée en prison, la santé de l’opposant à Poutine ne cesse de se détériorer, suite à son empoisonnement et une grève de la faim. Ses proches, qui craignent pour sa vie, exigent une consultation médicale digne de ce nom et appellent à manifester.
par Veronika Dorman
publié le 18 avril 2021 à 19h58

«Les gens, en général, évitent les mots “en train de mourir”, mais en ce moment Alexeï est en train de mourir. Dans son état, c’est une question de jours.» Le cri a été lancé ce week-end sur les réseaux sociaux par Kira Yarmish, la porte-parole d’Alexeï Navalny, dont l’état de santé se détériore de jour en jour. Enfermé depuis début mars dans une colonie pénitentiaire de triste renommée, à 100 km de Moscou, l’opposant de 44 ans réclame depuis plusieurs semaines une consultation médicale digne de ce nom, se plaignant d’abord de douleurs dans le dos, puis d’une perte de sensibilité dans les jambes, les bras et les mains. Mais en vain.

Pour protester contre cette entrave fondamentale de ses droits, Alexeï Navalny a arrêté de se nourrir le 31 mars. Selon ses avocats, qui lui rendent visite aussi souvent que le permet la direction carcérale, il perd un kilo par jour, a «mauvaise mine», tousse et marche avec difficulté. Son épouse Ioulia, qui a pu le voir en début de semaine dernière, rapporte qu’il ne pèse plus que 76 kg (soit 17 de moins qu’à son arrivée à la colonie n° 2, pour 1,89 m) et qu’elle n’avait jamais vu «une peau aussi tendue sur un crâne». Pendant l’entrevue, il était «toujours aussi enjoué et rieur», écrit-elle, même s’il «parle avec difficulté et pose le téléphone de temps en temps et s’allonge sur la table pour reprendre haleine».

«Conséquence directe de son empoisonnement»

Samedi, l’un de ses médecins traitants, le cardiologue Yaroslav Ashikhmin a lui aussi publié un message alarmant et alarmiste : «Notre patient peut mourir d’un moment à l’autre.» En citant un niveau critique de concentration de potassium dans le sang – 7,1 mmol /L –, un taux de créatinine en augmentation de 50 %, et un taux d’acide urique anormalement élevé – 800 mmol /L. «Cela peut être lié à une insuffisance rénale, diagnostique le médecin. Un patient avec un tel taux de potassium doit être observé en soins intensifs, car une arythmie fatale peut se développer à tout moment. Décès par arrêt cardiaque.» Il y a quelques jours, l’ophtalmologue Anastasia Vassilieva, qui suit aussi l’opposant, avait expliqué à Libération qu’«Alexeï souffre de deux choses distinctes, des hernies discales qu’il faut soigner bien sûr, mais aussi et c’est une conséquence directe de son empoisonnement, d’une neuropathie toxique typique, qui exige la consultation d’un neurologue compétent et des examens neurologiques approfondis».

Sur le compte Instagram d’Alexeï Navalny apparaissait, toujours samedi, un message : «Ce matin, une femme colonelle se tenait au-dessus de moi et me disait : “Votre bilan sanguin révèle une détérioration sérieuse de votre santé et un risque. Si vous ne renoncez pas à votre grève de la faim, nous sommes prêts à commencer à vous nourrir de force dès maintenant”.» Pour l’opposant, et tout son entourage, nul doute que la direction du camp a reçu un ordre direct du Kremlin de ne pas lui prodiguer les soins nécessaires, une forme de torture particulière. Qui plus est, un examen médical adéquat risquerait de révéler les causes de la détérioration de la santé de l’opposant – l’empoisonnement au gaz innervant Novitchok dont il a été victime l’été dernier, orchestré par les services secrets russes sur l’ordre du Kremlin. «Ou peut-être un nouvel empoisonnement, plus rien ne m’étonnerait», ironise Navalny.

«Le Kremlin ne va pas le laisser mourir, ce serait contreproductif, analyse la politologue Tatiana Stanovaya qui dirige la revue R.Politik. En revanche, Poutine ne va pas non plus lui accorder un traitement de faveur. Pour Poutine, le dossier est clos. Navalny est en prison, il purge sa peine, et le reste est entre les mains de Dieu.» L’ambassadeur russe à Londres, Andreï Kéline, confirme, à l’antenne de la BBC : «On ne le laissera pas mourir en prison, mais je peux dire que M. Navalny se comporte comme un hooligan, en essayant de violer chaque règle qui a été établie.» L’opposant incarcéré sera nourri de force et maintenu en vie, dans des conditions particulièrement dures, certes – au vu et au su du monde – pour faire passer l’envie à quiconque voudrait trop le soutenir et marcher dans ses pas. Et un jour, «dans quelques années, car ils ne le laisseront pas sortir de sitôt, trouvant le moyen de rallonger sa peine, Navalny deviendra peut-être une monnaie d’échange avec l’Occident, quand les relations le permettront», anticipe l’experte, en soulignant qu’il est encore trop tôt pour parler d’un tel scénario.

Pression internationale contre-productive

En revanche, la pression internationale qui commence à s’exercer depuis plusieurs jours – précisément le type de messages qui irritent et crispent le Kremlin, tout en le confortant dans l’idée qu’Alexeï Navalny est un suppôt de l’Occident – risque de «n’avoir aucun effet, voire un effet négatif». Après les médecins, artistes et écrivains russes, ce sont des personnalités internationales qui se mobilisent. Dans une tribune publiée ce week-end par plusieurs journaux dont le Monde, plus de 70 écrivains, artistes et universitaires – Svetlana Alexievitch, Salman Rushdie, Jude Law, Vanessa Redgrave, Art Spiegelman – exhortent Vladimir Poutine à donner à l’opposant «immédiatement l’avis médical compétent et le traitement dont il a besoin d’urgence». A Washington, Joe Biden s’est dit très inquiet. La Maison Blanche a averti dimanche qu’il y aurait des «conséquences» pour la Russie si l’opposant décédait. A Paris, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves le Drian a qualifié la situation d’«extrêmement préoccupante». «Je souhaite que des mesures soient prises pour assurer l’intégrité physique de M. Navalny mais aussi sa libération, a-t-il dit. Il y a là une responsabilité majeure pour le président Poutine.»

A l’intérieur du pays, l’entourage d’Alexeï Navalny a décidé dimanche de mobiliser la rue sans plus tarder. «On ne peut plus reporter. Nous appelons à la manifestation tout de suite, ont déclaré sur les réseaux sociaux ses principaux adjudants, Ivan Jdanov et Leonid Volkov. Il ne s’agit plus seulement de la liberté de Navalny, mais de sa vie.» Les rassemblements à travers le pays sont fixés au 21 avril, soit le jour où Vladimir Poutine s’adressera aux deux chambres du Parlement dans un discours annuel consacré à la feuille de route pour développer la Russie et les élections législatives de l’automne prochain. «C’est une décision très forte, souffle Stanovaya. Mais très dangereuse. Dans les trois prochains jours, les autorités vont aller après tout le monde – militants, experts, journalistes, toutes personnes qui parleront de cette mobilisation.»

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