Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir - La Recherche n°911, daté janvier 2023.
Murchison, 28 septembre 1969, 10h58 min. Dans ce village rural du sud de l'Australie, alors que la plupart des habitants se rendaient à l'église en cette matinée dominicale, ils virent surgir dans le ciel une boule de feu très lumineuse qui explosa peu après dans un fracas assourdissant et engendra une pluie de météorites. De couleur sombre et d'une masse totale avoisinant les 100 kg, des centaines de fragments furent récupérés sur le sol avant d'être transmis pour analyse à des laboratoires de recherche.
Plus de cinquante ans après, "la météorite de Murchison reste la plus étudiée au monde, en raison de sa masse importante, sa collecte rapide et des milliers de molécules organiques qu'on y a découvert comme des acides aminés, des acides gras ou encore des alcools ", indique Grégoire Danger, chimiste et astrobiologiste à l'institut Origines de l'Université Aix-Marseille. Et cette pierre céleste continue de fasciner les scientifiques. Car en avril 2022, des chercheurs de la Nasa et de l'Université de Hokkaïdo au Japon ont découvert qu'elle contenait également des traces d'adénine, de guanine, d'uracile, de thymine et de cytosine - une première pour ces deux derniers composés. Soit la totalité des "bases nucléiques" qui constituent les molécules d'ADN et d'ARN, support de l'information génétique chez tous les êtres vivants !
Cet article est extrait du mensuel Sciences et Avenir - La Recherche n°911, daté janvier 2023.
Murchison, 28 septembre 1969, 10h58 min. Dans ce village rural du sud de l'Australie, alors que la plupart des habitants se rendaient à l'église en cette matinée dominicale, ils virent surgir dans le ciel une boule de feu très lumineuse qui explosa peu après dans un fracas assourdissant et engendra une pluie de météorites. De couleur sombre et d'une masse totale avoisinant les 100 kg, des centaines de fragments furent récupérés sur le sol avant d'être transmis pour analyse à des laboratoires de recherche.
Plus de cinquante ans après, "la météorite de Murchison reste la plus étudiée au monde, en raison de sa masse importante, sa collecte rapide et des milliers de molécules organiques qu'on y a découvert comme des acides aminés, des acides gras ou encore des alcools ", indique Grégoire Danger, chimiste et astrobiologiste à l'institut Origines de l'Université Aix-Marseille. Et cette pierre céleste continue de fasciner les scientifiques. Car en avril 2022, des chercheurs de la Nasa et de l'Université de Hokkaïdo au Japon ont découvert qu'elle contenait également des traces d'adénine, de guanine, d'uracile, de thymine et de cytosine - une première pour ces deux derniers composés. Soit la totalité des "bases nucléiques" qui constituent les molécules d'ADN et d'ARN, support de l'information génétique chez tous les êtres vivants !
"Cela ne signifie pas qu'un organisme pourrait se développer dans de tels objets extraterrestres, insiste Grégoire Danger. Mais c'est une preuve supplémentaire de ce qui apparaît comme de plus en plus évident : les molécules constitutives de la vie ont pu être fabriquées dans l'espace et délivrées sur la Terre primitive par des chutes de météorites. " Un constat que la mission japonaise Hayabusa-2 conforte elle aussi de manière éclatante.
Elle a en effet grappillé, à 280 millions de kilomètres de notre planète, 5,4 grammes de matériaux de l'astéroïde Ryugu avant de les rapatrier sur Terre il y a tout juste deux ans. Et les analyses préliminaires, dont la publication est imminente à l'heure où nous écrivons ces lignes, révèlent que ces échantillons contiennent au moins 20 acides aminés - autres briques fondamentales du vivant qui charpentent les protéines des cellules.
Retrouver les ingrédients des premiers systèmes vivants
"Il n'existe aucun consensus sur la manière dont les premières formes de vie sont apparues sur notre planète, il y a probablement plus de 4 milliards d'années ", pose Emmanuel Dartois, chercheur à l'Institut des sciences moléculaires de l'Université Paris-Saclay (Essonne). Les circonstances, processus chimiques et multiples étapes qui ont permis au vivant de surgir de l'inerte restent en effet mystérieux. "C'est l'une des grandes énigmes de la science, assujettie à une multitude d'inconnues et de possibilités, d'une complexité effroyable ", souligne Grégoire Danger.
L'une des raisons tient au fait que les roches susceptibles de contenir les fossiles les plus anciens n'ont pas été préservées (lire l'encadré). Elles ont été détruites par les bombardements météoritiques ou l'érosion, mais surtout par la tectonique des plaques qui les a enfouies dans les profondeurs de la Terre. Les conditions qui devaient régner à l'époque de l'hadéen (de -4,5 à -3,8 milliards d'années) demeurent en outre incertaines, décrites uniquement par des modèles théoriques et des simulations.
La plus ancienne trace de vie est en Australie
C'est dans la région de Pilbara, en Australie-Occidentale, que les plus anciennes traces de vie ont été identifiées et font l'objet du plus large consensus. Elles sont âgées de 3,43 milliards d'années et correspondent à des "stromatolithes", structures calcaires organisées en fines couches produites par des micro-organismes photosynthétiques, des cyanobactéries.
Des microfossiles similaires datant de 3,48 milliards d'années auraient également été découverts dans cette même région, selon une étude britannique publiée en novembre 2022. Mais la vie est sans doute apparue bien avant ces microbes relativement évolués, qui devaient déjà foisonner sur notre planète. D'autres travaux, plus contestés, mentionnent ainsi de possibles biosignatures dans des roches vieilles de 3,7 milliards d'années au Groenland, et même de 4,3 milliards d'années au nord-est du Québec.
Stromatolithes Crédit : HICKMAN-LEWIS ET AL.
Mais pour espérer découvrir un jour la "recette" de la vie, "les scientifiques doivent comprendre, à tout le moins, quels ont pu être ses ingrédients de base : les matériaux disponibles lorsque les premiers systèmes vivants ont éclos ", relève Jean Duprat, de l'Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie, à Paris. Et c'est dans l'environnement de la Terre primitive qu'ils ont logiquement et en premier lieu cherché l'origine de ces molécules "prébiotiques".
Ces travaux pionniers ont été menés au début des années 1950 par l'Américain Stanley Miller. Âgé de seulement 23 ans, il réalise alors une série d'expériences qui marquent les esprits. "Stanley Miller souhaitait comprendre comment notre jeune planète avait pu produire les briques universelles de la vie telles que les acides aminés. Quels processus avaient permis, autrement dit, le passage d'une chimie essentiellement minérale à une chimie dite organique - plus complexe et plus malléable, fondée sur les atomes de carbone ", explique Caroline Freissinet, astrobiologiste au Laboratoire atmosphères, milieux et observations spatiales (Latmos) à Guyancourt (Yvelines).
Le biologiste américain Stanley Miller (ici en 1970), pionnier dans les expériences sur l'origine de la vie. Crédit : UC SAN DIEGO LIBRARY
Cherchant à reproduire les caractéristiques de l'atmosphère primitive, le jeune chimiste enferme ainsi du méthane, du dihydrogène, de l'ammoniac et de la vapeur d'eau à l'intérieur d'un ballon. Puis soumet le tout à des arcs électriques censés simuler l'effet des éclairs. Bingo ! Car après avoir laissé mijoter cette mixture pendant plusieurs jours, il obtient une variété de composés organiques comme l'urée, le formaldéhyde et l'acide cyanhydrique, mais aussi une dizaine d'acides aminés tels que la glycine et l'alanine. Il pense alors démontrer que ces molécules se seraient formées sur Terre spontanément, de manière abiotique, à partir d'espèces inorganiques ayant réagi ensemble. Mais ces fameuses expériences seront par la suite contestées.
Sur Terre, la piste des sources hydrothermales
On comprend en effet, quelques années plus tard, que "l'atmosphère primitive n'était pas dominée par du méthane mais du dioxyde de carbone ", signale André Brack, directeur de recherche émérite au Centre de biophysique moléculaire à Orléans. Or, quand on réitère les travaux de Stanley Miller avec cet autre mélange, les produits sont beaucoup plus restreints ! "L'atmosphère originelle n'était donc probablement pas la filière principale pour faire démarrer la vie ", conclut le chercheur.
À la fin des années 1970, l'attention se déporte vers le fond des océans. Grâce à un sous-marin de l'armée américaine, l'Alvin, des sources hydrothermales sont effectivement repérées au large des îles Galapagos dans le Pacifique, à près de 3000 mètres de profondeur. Autour de ces geysers qui longent les plaques tectoniques de notre planète, la pression peut dépasser 600 bars et la température 410 °C.
Mais ce sont de véritables oasis de vie, abritant jusqu'à 100.000 fois plus de biomasse (microbes, vers, crustacés…) que dans le reste du milieu abyssal. Ils éjectent surtout, dans les volutes d'eau, tous les éléments des expériences de Miller : du dihydrogène, de l'ammoniac ainsi que plusieurs sources de carbone comme le méthane, le gaz carbonique et le monoxyde de carbone. On y trouve aussi une variété de minéraux et métaux (lithium, fer, manganèse…) pouvant accélérer les réactions chimiques et produire ainsi de grandes quantités de molécules organiques.
Ces réacteurs naturels auraient donc pu alimenter la chimie nécessaire à l'émergence de la vie. Il est toutefois extrêmement difficile, dans des milieux aussi hostiles et à partir des quelques prélèvements in situ, de connaître précisément les processus qui s'y déroulent. Et "discerner, en particulier, les molécules organiques d'origine biotique ou abiotique. Car au niveau des sources hydrothermales comme dans les autres environnements terrestres, la vie s'est immiscée partout. Elle a profondément modifié notre planète, plus rien n'étant totalement abiotique ", observe Caroline Freissinet.
Si les apports spécifiques à la Terre (les ingrédients "faits maison", si l'on peut dire) restent spéculatifs, ceux qui sont venus de l'espace sont en revanche beaucoup plus certains et de mieux en mieux caractérisés. "Nous autres, chimistes, aimons avoir les choses en main et travailler sur des éléments tangibles comme les météorites ", lâche André Brack.
Les chondrites, témoins de la formation du Système solaire
Or, des pierres extraterrestres, les scientifiques en ont référencé des dizaines de milliers ! L'écrasante majorité de ces pierres sont appelées "chondrites" en raison des petites billes silicatées qu'elles contiennent, les chondres. Très primitives, elles reflètent la composition originelle du Système solaire formé il y a 4,5 milliards d'années. Car les chondrites correspondent, en particulier, aux fragments d'objets rocheux qui n'ont pas pu s'agglutiner pour donner naissance aux planètes. Ils errent depuis lors entre Mars et Jupiter dans la ceinture d'astéroïdes. Et sont régulièrement expulsés, par le jeu des collisions, vers les régions internes du Système solaire, notamment la Terre où ils tombent de façon continue.
Or, une fraction (environ 5 %) de ces bouts d'astéroïdes contient jusqu'à 4 % de molécules organiques et 18 % d'eau. Tel est le cas, pour citer quelques spécimens célèbres, de la météorite d'Orgueil, tombée au milieu du 19e siècle dans le Tarn-et-Garonne, de la météorite d'Allende, retrouvée en 1969 au Mexique et pesant près de deux tonnes, ou celle de Murchison. Dans cette dernière, une quinzaine d'acides aminés ont été ainsi débusqués dès les années 1970… quantité qui grimpera jusqu'à 96 au fil des études. Soit un nombre beaucoup plus important que les 22 acides aminés qui structurent les protéines des cellules !
Même constat pour les bases nucléiques de l'ADN et de l'ARN. Détecté en premier lieu (adénine et guanine) dans la météorite d'Orgueil, ce type de composés est présent par dizaines dans diverses chondrites carbonées, dépassant largement les cinq unités de base (notées A, G, T, U, C) encodant l'information génétique. Bien qu'universelles et communes à tous les organismes vivants, "ces familles de composés ne sont donc pas l'apanage de la vie, qui n'en a sélectionné et amplifié qu'une partie pour se développer, note Caroline Freissinet. Si l'on détectait un jour, dans un milieu extraterrestre, un nombre restreint de ces composés mais en quantités très importantes, cela pourrait constituer ainsi une sorte de biosignature. "
Les comètes, petits corps glacés dont les réservoirs se situent au-delà de l'orbite de Neptune, ont dû constituer un autre apport majeur. Beaucoup plus friables que les astéroïdes, elles se désagrègent toutefois dans l'atmosphère terrestre. Et ne produisent donc pas d'objets massifs pouvant être recueillis puis analysés en laboratoire. Mais les télescopes ont révélé, en 1986, que la comète de Halley était constituée à 14 % de molécules carbonées. Et que la comète Hale-Bopp, lors de son passage à proximité de la Terre en 1997, recelait au moins neuf composés de ce type, tels l'acide formique ou l'acétylène.
Placée en orbite autour de la comète Tchouri en 2014, la sonde européenne Rosetta a glané des informations encore plus détaillées. Elle a établi que le noyau cométaire contenait 40 % de matière carbonée et qu'au moins 16 substances flottaient près de sa surface, dont du phosphore, des sels d'ammonium, du formol, de l'acétone et de l'acide acétique… mais aussi la glycine, premier acide aminé à être détecté de manière directe dans l'espace.
La formation de sucres complexes a pu être observée
Comment expliquer une telle richesse moléculaire ? Pour comprendre, les chercheurs simulent l'évolution des comètes et des astéroïdes en laboratoire. "Nous reproduisons la manière dont de petits noyaux de poussières et de glaces se sont formés dans la nébuleuse primordiale, jusqu'à leur incorporation dans de plus gros objets et leurs pérégrinations dans le Système solaire ", indique Grégoire Danger, qui réalise ce type d'expériences depuis une quinzaine d'années.
Ces noyaux sont constitués d'éléments très simples : des poussières de silicates autour desquelles s'agrègent des glaces d'eau, de méthanol, d'ammoniac et de dioxyde de carbone. Ils sont placés dans des enceintes où règnent des températures ultrafroides (-200 °C) et un vide poussé (10 milliardièmes de millibars). Les chercheurs les soumettent ensuite à divers rayonnements mimant les effets des particules cosmiques et de notre étoile. Puis, ces grains sont peu à peu réchauffés afin de simuler les conditions de leur voyage vers les régions internes du Système solaire (voir l'infographie ci-dessous).
Le ribose, élément clé des molécules d'ARN, est produit dans l'espace à partir de composés tels le méthanol, l'ammoniac et l'eau. S'agrégeant sous forme de glaces autour de grains de poussière, ils vont créer, sous l'effet des rayonnements solaires, ce sucre complexe. Crédit : BRUNO BOURGEOIS
"Je ne m'attendais pas à des résultats spectaculaires dans des milieux aussi extrêmes et rudimentaires ", confie Grégoire Danger. Mais les rayonnements brisent les molécules de départ, formant des espèces très réactives que les chimistes appellent des "radicaux". "Or ceux-ci, comme dans un jeu de Lego, interagissent et se recombinent. Et l'on obtient, au bout du compte, des milliers de composés très similaires à ceux qu'on détecte dans les chondrites carbonées ", s'émerveille le chercheur.
En 2016, une équipe de l'Institut de chimie de Nice a même observé la formation de sucres complexes avec ce genre d'expérimentations. En particulier le ribose qui, avec un groupement phosphate, constitue l'ossature des molécules d'ARN en reliant entre elles les bases nucléiques… Trois ans plus tard, ce même sucre sera identifié dans plusieurs chondrites carbonées, dont la fameuse météorite de Murchison ! Dans des proportions certes infimes (quelques parties par milliard), décelées grâce à des techniques de pointe comme la chromatographie en phase gazeuse et la spectrométrie de masse. "Plus les techniques sont sensibles et sophistiquées, plus nous découvrons une variété de composés dans les objets extraterrestres ", pointe Emmanuel Dartois. C’est néanmoins une surprise, ajoute Caroline Freissinet : "On ne s’attendait pas à ce que la chimie froide de l’espace engendre un tel luxe de molécules, bien plus diverses que dans la biomasse terrestre. "
Même si l’atmosphère et l’hydrothermalisme de la Terre primitive ont dû fabriquer divers ingrédients prébiotiques, la recette de la vie débuterait ainsi beaucoup plus en amont dans le vide glacé de l’espace. Celui-ci se révèle un formidable "alchimiste" qui, par le biais des morceaux de comètes et d’astéroïdes tombés sur notre planète, aurait fourni énormément de matériaux pour la chimie du vivant. D’autant que le flux météoritique, qui correspond aujourd’hui à plus de 5000 tonnes par an, devait être des centaines, voire des milliers de fois plus intense il y a 4 milliards d’années. "Il est certes constitué de gros fragments comme les pierres de Murchison ou d’Orgueil. Mais il est dominé, en réalité, par des poussières submillimétriques riches en carbone et en eau, dont les modèles prédisent qu’elles proviennent à 80 % de comètes ", souligne Jean Duprat, qui a dirigé plusieurs expéditions en Antarctique afin d’étudier ces micrométéorites, et dont les conclusions sur leur flux ont été publiées en 2021.
Plusieurs expéditions en Antarctique dirigées par le cosmochimiste Jean Duprat ont permis de collecter des micrométéorites (vignette), ces poussières interplanétaires issues de comètes et d'astéroïdes, riches en carbone et en eau, afin d'étudier ce qu'elles ont apporté à notre planète. Crédits : MARIE GODARD / ISMO / CNRS PHOTOTHÈQUE : PIERRE ROCHETTE/CNRS PHOTOTHÈQUE
Ces enseignements revêtent une importance majeure. Pour les scientifiques, tout d’abord, qui s’efforcent de récréer les premières fonctionnalités du vivant, comme la capacité à s’auto-organiser, s’autorépliquer ou produire des membranes permettant d’isoler et individualiser des molécules organiques du milieu extérieur. Ils peuvent désormais ajouter, dans leurs éprouvettes, tout un éventail d’ingrédients dénichés dans les objets extraterrestres ou les expériences de laboratoire. Mais ces résultats ont une portée encore plus grande, selon André Brack : "Car si les briques élémentaires du vivant n'ont pas été formées spécifiquement par notre planète mais viennent plutôt de l'espace, le développement d'une vie ailleurs que sur Terre apparaît plus facilement généralisable. "
Discerner les altérations terrestres des météorites
Plusieurs questions taraudent néanmoins les chercheurs sur ce qu'ils détectent dans les météorites. La traversée de l'atmosphère n'est effectivement pas anodine pour ces objets spatiaux. Elle engendre notamment des ondes de choc qui pourraient briser certaines molécules et les faire réagir entre elles. Le séjour sur Terre, surtout si les pierres ne sont pas recueillies rapidement, déclenche aussi des processus liés à la présence d'oxygène ou à des contaminations biologiques, par des bactéries s'immisçant à l'intérieur des roches ou au moment de leur manipulation par exemple. "Il est donc toujours difficile, malgré d'infinies précautions, de déterminer ce qui est intrinsèque aux météorites de possibles altérations terrestres ", constate Jean Duprat.
D'où l'importance cruciale de la mission Hayabusa-2, la première à recueillir des échantillons d'un astéroïde carboné ! Grâce à cet exploit accompli par la Jaxa, l'agence spatiale japonaise, "nous possédons des matériaux purs et extraordinairement préservés pouvant être comparés aux météorites et micrométéorites de nos collections ", se réjouit l'expert.
Plus de 300 chercheurs internationaux - dont environ 80 Français - ont été chargés par la Jaxa des analyses préliminaires. Répartis en différents groupes, ils ont dressé un premier bilan des contenus chimiques, minéralogiques ou en composés volatils tels que l'eau (lire l'encadré ci-dessous), et bien sûr de la matière carbonée. Des substances azotées ainsi que des hydrocarbures aromatiques ont été par exemple identifiés. Et c'est dans un minuscule fragment de 13,08 mg que 20 acides aminés ont été découverts… dont la glycine, la valine et l'alanine, qualifiés de "protéinogènes". Une première dans un astéroïde.
L'eau de nos océans viendrait des astéroïdes
C'est un autre résultat fort des premières analyses des échantillons de Ryugu : cet astéroïde contient des minéraux hydratés, en particulier des argiles. Ils ont probablement été formés par l'action de l'eau sur des roches silicatées lorsque le gros objet duquel il a été fragmenté - appelé "corps parent" - était suffisamment chaud pour faire fondre la glace.
En septembre dernier, des chercheurs de l'Université de Tohoku (Japon) ont même découvert qu'une goutte d'eau avait été préservée dans une inclusion de sulfure de fer, piégée elle-même dans un grain de quelques millimètres de large. "Ces résultats accréditent l'idée selon laquelle l'eau de nos océans, solvant essentiel à la vie, aurait une origine spatiale, notamment astéroïdale, explique Cécile Engrand, du Laboratoire de physique des 2 infinis Irène-Joliot-Curie, à Orsay. Elle aurait été apportée tardivement, après la formation de la Terre il y a 4,5 milliards d'années, par les météorites et micrométéorites qui y sont tombées progressivement. "
Le manteau terrestre renfermerait lui aussi d'immenses quantités d'eau : au moins autant qu'en surface, soit 2,5 milliards de milliards de tonnes. Elles y seraient présentes depuis la genèse de la Terre. "Elles proviendraient d'un certain type de roches, appelées chondrites à enstatite, dont l'agglomération aurait permis de fabriquer la Terre ", détaille la chercheuse, se référant à des travaux réalisés par le Centre de recherches pétrographiques et géochimiques de Nancy en 2020.
Autre résultat important : Ryugu ressemble beaucoup à la météorite d'Orgueil. "Du moins aux objets de cette classe, dénommés chondrites CI, qui tombent très rarement sur Terre mais qui seraient abondants dans les régions externes de la ceinture d'astéroïdes ", indique Cécile Engrand, du Laboratoire de physique des 2 infinis Irène-Joliot-Curie (Université Paris-Saclay) qui a participé aux examens préliminaires. "Car plusieurs différences apparaissent ", précise la chercheuse.
Dans la météorite d'Orgueil, certains minéraux comme les sulfures de fer se sont ainsi transformés en sulfates en réagissant avec la vapeur d'eau de l'atmosphère. La matière organique y est par ailleurs plus oxydée, du fait là encore des probables interactions avec notre planète. "Lorsqu'elles seront bien comprises, de telles comparaisons permettront de jeter un regard nouveau sur les précédentes analyses de météorites et micrométéorites, annonce Emmanuel Dartois. Et déterminer ainsi, plus précisément, ce que les objets extraterrestres ont pu apporter sur notre planète au cours de l'histoire. "
250 g de l'astéroïde Bennu sont attendus pour septembre 2023
Les analyses des échantillons de Ryugu ne font du reste que commencer. Car depuis l'été dernier, elles ont été ouvertes à toute la communauté des chercheurs. Ils peuvent désormais requérir de petits fragments auprès de la Jaxa et poursuivre ce travail d'enquête, notamment sur la matière organique. Toutes les molécules d'intérêt biologique seront ainsi passées au crible des plus puissants instruments à l'échelle mondiale. Cela concernera les sucres et les acides aminés, "mais aussi d'éventuels acides carboxyliques à longues chaînes qui s'entrelacent dans les membranes des cellules et qu'on pourrait retrouver dans ces échantillons ", trépigne Caroline Freissinet.
L'attention se concentrera aussi sur l'organisation tridimensionnelle des atomes au sein des composés organiques. "Car le vivant utilise certaines conformations et pas d'autres pour des raisons qu'on ignore encore ", précise l'astrochimiste. Ce type d'analyses - et c'est aussi le cas pour les bases nucléiques de l'ADN et de l'ARN - nécessitent toutefois des fragments relativement massifs, souvent de l'ordre du gramme. Elles seront ainsi difficiles à réaliser, du moins ambiguës, avec les seuls échantillons de Ryugu. Mais en septembre 2023, de nouveaux matériaux extraterrestres seront rapportés sur notre planète. Ils ont été collectés il y a deux ans par la sonde de la Nasa Osiris-Rex sur un autre astéroïde carboné à 340 millions de kilomètres de notre planète. Dénommé Bennu, il s'apparenterait pour sa part à la météorite de Murchison… Et 250 g d'échantillons ont pu cette fois être récoltés par la mission américaine ! De quoi alimenter quantité de travaux, et découvrir sans doute de nouveaux indices sur les origines spatiales de la vie.
"Comment nous allons étudier les échantillons de l'astéroïde Ryugu", Laurent Remusat, chercheur à l'Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie du MNHN à Paris
''C'est avec beaucoup d'excitation et d'enthousiasme que nous avons réceptionné en août dernier un grain de roche de l'astéroïde Ryugu, en réponse aux premiers appels d'offres de l'agence spatiale japonaise ouverts à l'ensemble de la communauté scientifique. Il nous a été livré, par avion, dans une enceinte de la taille d'une tasse à café. Conservé dans une atmosphère inerte d'azote, il ne pèse que 3,5 mg et mesure 2,8 mm, soit l'épaisseur d'une mine de crayon ! Mais cette matière astéroïdale alimentera les travaux d'une vingtaine de chercheurs français pendant quatre à cinq ans, dans mon laboratoire ainsi qu'à l'Institut d'astrophysique spatiale d'Orsay, à l'Unité matériaux et transformations de Lille et à l'Institut de planétologie et d'astrophysique de Grenoble.
Le grain a été fractionné en éléments encore plus petits afin de réaliser, jusqu'à l'été prochain, toute une série de mesures. Nous chercherons à expliquer, notamment, les différences qui ont été observées entre les échantillons de Ryugu et les météorites découvertes sur Terre qui lui ressemblent le plus. Elles pourraient avoir été causées par des réactions d'oxydation au contact de l'atmosphère terrestre. Et à la surface de l'astéroïde, par les effets de l'érosion spatiale engendrée par les rayonnements solaires et cosmiques. Mais nous examinerons aussi, dans les fragments de Ryugu, la manière selon laquelle les composés organiques s'associent aux minéraux, en particulier argileux. L'objectif est de comprendre comment des réactions de surface ou l'encapsulation des molécules pourraient faciliter la synthèse de composés d'intérêt biologique comme les alcools, les acides gras ou les acides aminés. ”